Apprendre à lire... entre confiance et mise au pas

Mis à jour le 09.05.18

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Rôle et place de la recherche, liberté pédagogique, bonnes ou mauvaises pratiques, efficacité comparée de telle ou telle méthode… Dans un stimulant jeu de questions-réponses, Roland Goigoux, professeur des universités en sciences de l’éducation, répond précisément à ses étudiants, futurs enseignants des écoles, qui interrogent le « petit livre orange » du ministre sur l’enseignement de la lecture. Un propos qui écorne très sérieusement la validité des recommandations publiées par la rue de Grenelle.

Roland Goigoux livre quelques éléments de réflexion en réponse aux questions posées par ses étudiants de Master 2 à la suite de la publication du guide ministériel « Pour enseigner la lecture et l'écriture au CP ». Un texte qui complète la note de service « Construire le parcours d’un lecteur autonome ».

Pour le chercheur, « le texte est d’inégale valeur sur le plan scientifique. Une partie est consacrée à un rappel des conclusions des conférences de consensus de 2003 et 2016, par exemple sur la nécessité d’un enseignement explicite des correspondances entre lettres et sons, dès le début du CP.
Une autre partie, très contestable et non fondée sur le plan scientifique, est dédiée à l’apologie d’une méthode syllabique radicale alors que celle-ci ne devrait rester qu’une modalité parmi d’autres de cet enseignement.
Il comporte de nombreuses contradictions, on devine une pluralité de rédacteurs. Au début par exemple, certains valorisent la plateforme Anagraph conçue pour aider les maitres à choisir les textes qu’ils donnent à lire à leurs élèves et à s’assurer que ceux-ci sont suffisamment déchiffrables. Un pari sur l’intelligence professionnelle des enseignants.

Un peu plus tard, d’autres font un pari sur leur docilité et imposent une méthode qui exige que les mots lus par les élèves soient 100 % déchiffrables, c’est-à-dire exclusivement composés de graphèmes dont la valeur sonore a été préalablement enseignée. Exigence radicale infondée. Si les enseignants suivaient ces instructions, ils n’auraient le droit de faire lire et écrire la date qu’au mois de décembre, après avoir étudié le EN, le EU et le DR de jeudi et vendredi. 

Loin des réalités du quotidien des classes, les rédacteurs semblent oublier que les élèves de CP sortent de l’école maternelle où ils ont appris à lire et à écrire ces mots. »

Des questions, des réponses

Comment expliquez-vous ces contradictions ?

La maquette de la page de couverture associe l’idée de « guide » à celle « d’école de la confiance ». Elle illustre le dilemme des rédacteurs qui tentent de concilier deux orientations contradictoires de gestion des ressources humaines : faire confiance aux professeurs et enrichir leurs connaissances grâce à une formation adossée à la recherche ou bien définir des procédures pédagogiques standardisées en s’appuyant sur un « bureau des méthodes » tout en utilisant les scientifiques comme caution.
Chacun sait pourtant que les neurosciences étudient les mécanismes cognitifs d’individus isolés, pas les pratiques d’enseignement des professeurs face à une classe et qu’elles n’ont pas vocation à prescrire le travail enseignant.
Ce guide, incluant une « leçon-modèle » très détaillée, laisse entrevoir un retour aux pratiques de formation des écoles normales d’instituteurs et d’institutrices dont la fonction était précisément de dire la norme.
Le métier de professeur des écoles n’en sort pas grandi et ce n’est pas anodin à un moment où l’on s’interroge sur les évolutions de la formation en dissociant premier et second degré.
Qui oserait imposer des leçons-modèles aux professeurs de collèges et de lycées ?

« Un guide fondé sur la recherche ». Le conseil scientifique de l’Éducation nationale a-t-il été consulté ?

Non. Les rédacteurs mentionnent que le guide a été relu par quelques-uns de ses membres sans préciser lesquels. Le conseil n’a pas été saisi, il a même été court-circuité, ce qui laisse planer un doute sérieux sur son utilité présente et future.
Notre collègue clermontois Michel Fayol, qui coordonne en son sein le groupe chargé d’étudier les manuels de lecture au CP, a découvert le guide sur internet après sa publication. Cette démarche discrédite les conclusions que le CSEN devait livrer dans quelques semaines.
Le ministre avait assuré que les recommandations seraient fondées « sur les résultats d'expérimentations et à la lumière de la recherche la plus récente ainsi que de la comparaison internationale ». Cette exigence nous réjouissait, mais malheureusement elle n’a pas été respectée : aucune expérimentation n’a validé la méthode promue par le ministère et aucune comparaison internationale n’a conclu à sa supériorité.

Quel est le rôle des chercheurs ?

Le guide formule des conclusions abusives et comporte des oublis importants, par exemple sur l’écriture et la compréhension. Ses rédacteurs convertissent imprudemment de simples hypothèses de recherche en recommandations. La planification de l’étude des correspondances graphèmes-phonèmes présentée pages 55 à 61 par exemple, est fondée sur un analyse linguistique rigoureuse mais elle n’a jamais été expérimentée en classe de manière probante. Elle n’est, de surcroit, pas cohérente avec celle proposée par le manuel valorisé dans le guide quelques pages plus loin.
Les chercheurs doivent donc mettre en garde les enseignants, les formateurs et les inspecteurs, contre certaines affirmations péremptoires non étayées sur des résultats scientifiques, notamment sur la méthode syllabique radicale. Nos collègues des sciences de la santé en feraient autant si leur ministre recommandait un médicament avant d’en avoir testé les effets.
La seule recherche dont dispose le ministère pour justifier son choix est celle de Jérôme Deauvieau, un sociologue membre du conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN) et proche collègue des auteurs du manuel préconisé. Mais cette étude présente de si graves défauts méthodologiques qu’elle n’a jamais été publiée par une revue scientifique : elle compare par exemple les performances d’élèves en fin de CP sans avoir pris soin de les évaluer au début de l’année. Elle ne permet donc pas d’affirmer la supériorité d’un manuel testé dans 5 classes sur un autre.

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L'interview de Roland Goigoux à l'université d'automne du SNUipp