Une identité à préserver

Mis à jour le 30.12.21

min de lecture

« La mission de l’école maternelle est de permettre à tous les enfants d’entrer dans cette nouvelle culture qu’est la culture scolaire, en donnant à tous ce que certains ont construit dans leur milieu familial »

DOSSIER MATERNELLE

UDA 2021 dossier Maternelle ©Millerand-naja

UNE IDENTITE A PRESERVER

« La mission de l’école maternelle est de permettre à tous les enfants d’entrer dans cette nouvelle culture qu’est la culture scolaire, en donnant à tous ce que certains ont construit dans leur milieu familial », affirme Christine Passerieux, ex-responsable nationale du Groupe français d’éducation nouvelle (GFEN).  « Les programmes de 2015 ont apporté une rupture avec les précédents en affirmant que les enfants sont tous capables d’apprendre, à certaines conditions, poursuit-elle. À savoir qu’ils devaient tous être pris en compte, en tant que sujets pensants afin de réduire les inégalités. »
Face aux propositions du Conseil supérieur des programmes en 2020, le travail syndical aura finalement payé. L’architecture des programmes de 2015 et les principes fondateurs de la maternelle sont maintenus dans les programmes de 2021 : éducabilité de tous les élèves, prise en compte des différences de rythme et de développement, vivre ensemble et apprendre ensemble et progressivité des apprentissages à l’échelle du cycle de trois années.

Ne rien précipiter

Ce qui fait, en partie, la spécificité de la maternelle est ainsi sauvegardé, en particulier la place des activités langagières mais la vigilance reste de mise. « Le langage doit rester la priorité absolue en maternelle et pour que les progrès langagiers se réalisent pour tous, il est nécessaire de proposer des situations qui engagent au langage dans le cadre de séances très fréquentes et régulières, nécessairement dirigées, avec des petits groupes d’élèves... », rappelle en substance la didacticienne Véronique Boiron (lire p.35). De son côté, chercheur en sciences de l’éducation, Christophe Joigneaux montre que l’entrée dans l’écrit des élèves est révélatrice de profondes inégalités, par exemple, lors de lecture d’albums de littérature jeunesse : « Des élèves en comprennent les implicites, mettent en relation différents éléments textuels ou iconographiques et font des interprétations assez fines tandis que d’autres sont beaucoup moins familiers avec ces usages » (lire p 33) ; d’où l’importance de prendre en compte les différences de rapport à l’écrit, socialement distribuées. Parfois même, les inégalités peuvent être renforcées à l’école en insistant trop et trop tôt sur des apprentissages relevant davantage de l’école élémentaire, comme par exemple l’enseignement systématique de la phonologie. Par ailleurs, l’instruction obligatoire en 2019, la scolarisation obligatoire en 2021 et l’apparition de mesures des effets scolaires à la maternelle accentuent la tendance à l’« élémentarisation » de l’école maternelle. « La maternelle, désormais intégrée dans le système obligatoire, est essentiellement chargée de préparer aux fondamentaux du CP et aux évaluations standardisées », met en garde Christine Passerieux. La recherche a montré que l’anticipation de ces apprentissages formels peut porter préjudice à la réussite des élèves de milieux populaires, moins connivents avec la culture scolaire. La maternelle doit demeurer ambitieuse et conserver ses spécificités d’entrée dans les apprentissages en tenant compte des différents rythmes et de développement des jeunes enfants.

UDA 2021 dossier Maternelle2 ©Millerand-naja

VOIR GRAND POUR LES ENFANTS

Le programme de l’école maternelle appliqué à la rentrée 2021, conserve finalement l’architecture du texte de 2015 et ses principes. Éducabilité de tous les élèves, prise en compte des différences de rythme et de développement, vivre et apprendre ensemble, progressivité des apprentissages à l’échelle du cycle sont réaffirmés. Si les points saillants du programme préservent l’identité de
la maternelle et la spécificité de ses pratiques enseignantes, des points de vigilance émergent. L’anticipation d’apprentissages formels, en particulier linguistiques, risque de creuser les inégalités scolaires

Des missions spécifiques renforcées

L’envie d’aller à l’école
« [La] mission [de l’école maternelle] est de donner envie aux enfants d’aller à l’école pour apprendre, pour affirmer et épanouir leur personnalité, pour exercer leur curiosité sur le monde qui les entoure, tout en respectant le rythme de développement de chacun. »
La place du jeu
Parmi « les spécificités de l’école maternelle : (...) le rôle du jeu (y compris le jeu libre) dans les apprentissages et dans la découverte
que l’enfant fait du monde et des autres (...). »
L’évaluation positive
«L’évaluation positive, ainsi menée par l’observation puis l'interprétation des progrès au fil de l’eau et au gré de situations aménagées permet au professeur d’adapter les activités et tâches proposées en fonction des besoins de chaque enfant pour qu’il continue à progresser au sein du groupe. »

Continuité  2015-2021

La place limitée de la phonologie
« (...) Jeux et activités structurées sur les constituants sonores de la langue n’occupent qu’une part des activités langagières. »
Lire et écrire : pas au cycle 1
« (…) L’apprentissage formel de la lecture et de l’écriture au cycle 2 »
Une construction progressive du nombre
« Les enfants [doivent] progressivement comprendre que les nombres servent à décrire et à mémoriser les quantités »

Des points de vigilance

Étudier les phonèmes : pour préparer les évaluations CP ?
« la manipulation des syllabes et des phonèmes (…) produit des habiletés lorsque les enfants essaient d’écrire »
Des exigences linguistiques renforcées
« Reconnaître les lettres de l’alphabet et connaître leur nom, savoir que le nom d’une lettre peut être différent du son qu’elle transcrit.
Connaître les correspondances entre les trois manières d’écrire les lettres. »
Référence inédite aux mathématiques en cycle 1
« Le développement des premières compétences en mathématiques est (...) un des objectifs prioritaires de l’enseignement à l’école
maternelle. »

 “S’inscrire dans des démarches globales”

Christophe Joigneaux UDA 2021 ©Millerand-Naja

Christophe Joigneaux est professeur des universités en sciences de l’Éducation à l’UPEC (Université de Paris- Est Créteil) et formateur à l’INSPE de Créteil. Il a mené de nombreuses recherches sur l’entrée dans l’écrit des jeunes enfants et les inégalités scolaires.

Comment se manifestent les inégalités dans la maîtrise de l'écrit à l'entrée de la maternelle ? 

De différentes façons dont les plus connues concernent la familiarité avec les albums de jeunesse et la façon de les lire. Des élèves en comprennent les implicites, mettent en relation différents éléments textuels ou iconographiques et font des interprétations assez fines, tandis que d’autres sont beaucoup moins familiers avec ces usages. Ceux-ci ont tendance à beaucoup moins participer en classe. On les traite de « petits parleurs » alors qu’ils peuvent beaucoup parler par ailleurs mais précisément pas dans les situations où ils sont mis en contact avec la langue écrite. Dans mes recherches, j’ai également observé les façons de faire avec des supports écrits, des fiches ou affiches aux significations parfois complexes. Là encore, les élèves les moins familiers avec l’écrit ont plus de mal à mettre en relation des éléments graphiques et ont tendance à faire plus d’erreurs. Les plus connivents avec l’écrit reproduisent les mêmes compétences qu’en lecture d’albums et circulent entre les différentes parties des espaces graphiques pour les mettre en relation, en tirer des informations et comprendre ce qu’on leur demande de faire.

Quelle est la source de ces inégalités ? 

Dans une enquête proposée avec Stéphane Bonnéry à 80 familles, diverses sur le plan social et culturel, nous nous sommes intéressés à ce qui se passait dans les lectures partagées. Des parents incitent les enfants à des retours en arrière pour comprendre des inférences, prélever des indices dans le texte ou les illustrations. D’autres proposent une simple oralisation, sans questionnement, ni mise en réseau avec d’autres récits qui donnent des clés pour comprendre l’album. Ces différents types de lecture partagée sont très socialement situés, c’est-à-dire très liés au niveau de diplôme des parents et donc à l’origine sociale des enfants.

Anticiper et renforcer les apprentissages phonologiques, est-ce un levier durable de réussite ? 

Non, surtout quand on le fait au détriment d’autres activités langagières. Depuis 40 ou 50 ans, on sait qu’il y a une très forte corrélation entre une bonne conscience phonologique et une entrée facilitée dans le décodage. Mais les choses sont quand même beaucoup plus complexes, comme le montrent des études récentes de la Depp. Il ne suffit pas de développer la conscience phonologique pour qu’il y ait apprentissage de la lecture à long terme. Si on se concentre uniquement sur cet aspect du langage au détriment du reste, comme la syntaxe, le vocabulaire, les dimensions pragmatique « à quoi ça sert le langage ? » ou méta-langagière, le fait que le langage serve à réfléchir sur le langage lui-même ou sur les fonctions de l’écrit, qu’il soit aussi un auxiliaire de la mémoire… si toutes ses dimensions ne sont pas travaillées, ce qu’on arrive à faire au mieux c’est préparer les élèves à réussir au CP. Mais on ne réduit pas les inégalités sociales et on ne prépare pas les élèves sur le long terme. Pour les apprentissages ultérieurs et des usages sociaux compétents de l’écrit, il faut s’inscrire dans des démarches plus complexes, plus riches, je dirais presque globales.

Porter une attention aux processus d'apprentissage plutôt qu'aux productions finies, un intérêt pour corriger les inégalités ? 

Oui, ce sont des choses sur lesquels j’insiste en tant que formateur à l’INSPE. La plupart du temps, les PE débutants regardent les produits finis des élèves mais pas ce qui a conduit à ces réalisations, ce que font davantage les plus expérimentés. Les élèves qui réussissent le mieux sont capables de revenir sur ce qui a déjà été fait, d’anticiper ce qu’il reste à faire et de façon générale de circuler dans tout l’espace graphique. On ne peut pas prendre conscience de ces micro-procédures très fugitives uniquement sur les traces écrites laissées par les élèves de leur activité intellectuelle. Il est donc très important de se donner les moyens d’observer en temps réel ce que font les élèves pour ensuite mieux les questionner et différencier. Cela soulève des problèmes de mise en œuvre, en particulier quand il y a beaucoup d’élèves dans la classe. Par exemple, pour évaluer ce que l’élève peut faire avec l’adulte, il faut être à la fois acteur et observateur et ce n’est pas simple. Sans formation suffisante à ces démarches, on n’aboutit souvent qu’à ne cocher des cases sur des compétences, pas toujours très fines. Il faudrait davantage d’aides, de moyens, de temps de concertation, voire de co-intervention pour mettre ce travail en œuvre.

UDA 2021 dossier Maternelle3 ©Millerand-naja

Reportage
Co­-élaborer le langage

Lors de leur conférence commune, Véronique Boiron et Virginie Billon, formatrices à l’INSPE de Bordeaux, ont rappelé la primauté du langage à l’école maternelle. Un langage qui accompagne l’activité, pour construire la pensée, la représentation de l’écrit et des savoirs du monde.
Virginie Billon a mené une étude durant deux ans dans la classe de GS d'Hélène Ceci, à l’école Carle Vernet. Dans le cadre d’un atelier « d’écriture autonome », Virginie fait l’hypothèse que ce sont les interactions langagières entre l’enseignante et les élèves qui réalisent le scénario didactique et permettent les apprentissages. Une activité qui n’a d’ailleurs « rien d’autonome », précise-t-elle puisqu’Hélène les accompagne du début à la fin de l’activité. La chercheuse note qu’Hélène prend soin de tisser des liens entre cette séance et les précédentes. Le plus souvent, l’enseignante choisit le mot avec l’enfant, en s’ajustant à ses capacités. Elle feuillette son carnet afin d’estimer rapidement où il en est pour travailler dans sa zone proximale de développement. Hélène s’assure que l’élève sait de quoi il parle puis, d’un geste symbolique, elle tend le crayon. L’élève écrit seul et indique lorsqu’il a fini. Sur le carnet de Nel, on peut lire OAA. Aux demandes d’explication, Nel répond qu’elle « essaie d’écouter le son des lettres », en accompagnant les propos d’un geste sur ses oreilles. « Dans soda, tu entends deux fois le son A ? SODA-A ? », interroge Hélène tout en indiquant qu’elle va lire ce qui est écrit, puis montrer comment, elle, elle écrit. Par ces ajustements langagiers didactiques, l’enseignante ne vise pas une production réussie immédiate, elle permet une réflexion sur le traitement de l’écrit. La séance est ponctuée de commentaires valorisants : « tu as reconnu beaucoup de lettres qui correspondent aux sons». Cette entrée dans l‘écrit par le phonème, et non par le graphème, permet de voir l’écart entre les représentations de l’enfant et l’écriture réelle.

“Le langage, la priorité absolue en maternelle ”

Véronique Boiron UDA 2021 ©Millerand-Naja

Véronique Boiron est didacticienne du français, enseignante-chercheure à l’INSPE de Bordeaux, laboratoire LaB E3D.

Quelles sont les différences entre langue et langage ? 

La langue correspond à un système de signes, de règles complexes, un code partagé par un groupe social et une communauté linguistique. Elle est présentée et définie dans les dictionnaires, les grammaires en analysent les structures, le fonctionnement. Le langage, qu’il soit oral ou écrit, correspond, lui, à ce que fait chaque sujet lorsqu’il pense, lit, comprend, parle, explique, imagine... Le langage est une activité propre à chacun de nous qui signifie, qui construit des significations, du sens, qui agit par et dans une culture au moyen d’une ou de plusieurs langues. C’est l’activité langagière qui doit rester l’objectif principal des enseignants et enseignantes. Le programme de l’école maternelle de 2015 modifié en 2021 remplace à de nombreuses reprises langage par langue, ce qui ne constitue pas du tout une modification mineure : la focalisation sur la langue montre une méconnaissance inquiétante de ce qu’est l’enfant et des modalités d’apprentissages des élèves qui cherchent sans cesse le sens, qui cherchent à comprendre, apprennent dans les échanges langagiers avec les autres. C’est l’intérêt que l’enfant porte à une situation proposée par l’école qui l’amène, avec l’aide des PE, à mobiliser une langue de plus en plus structurée et complexe... Comme nous, les enfants sont capables de répéter, dire par cœur des textes, des formules sans nécessairement comprendre. Ceci ne peut absolument pas constituer un objectif d’apprentissage digne de l’école.

Quels liens entre langage et culture ? 

Les activités langagières telles que parler, raconter, expliquer, écrire, dire par des comptines, chansons, ou virelangues sont éminemment culturelles, ancrées dans des pratiques culturelles orales et écrites, situées dans un environnement culturel par les locuteurs qui les pratiquent, contextualisées dans les dialogues… D’une part, le langage est indispensable pour comprendre, rendre visibles, actualiser, partager les significations portées par la culture. D’autre part, les pratiques langagières, qu’elles soient orales ou écrites, sont toujours ancrées culturellement, toujours liées aux activités humaines en jeu. Les rituels de l’école maternelle utilisant prénoms, date, menu, bande numérique relèvent de la culture de l’écrit. Toute la classe maternelle expose l’écrit et ses usages culturels par ses affichages, alphabet, abécédaires, affiches, comptes rendus, albums… À l’école, les élèves apprennent à parler « à propos de »... des expériences scientifiques ou artistiques, des livres, des activités physiques et sportives... Ils n’y apprennent ni à parler dans le vide, ni à parler pour ne rien dire.

Quelles sont les situations scolaires propices aux apprentissages langagiers ? 

En maternelle, c’est l’intérêt que l’enfant porte à une situation qui lui permet de continuer à apprendre à parler : les situations de découverte de l’écrit, d’exploration artistique, scientifique, littéraire sont propices au questionnement et ce faisant aux apprentissages langagiers. Comment fait-on pour lire, écrire, lancer un ballon sans toucher un obstacle ? Parler d’une expérience, d’une observation ? Réaliser une construction ? Bien entendu, la médiation langagière des PE est absolument indispensable car ils reformulent les propos des élèves, focalisent l’attention et les discours des élèves sur tel élément, questionne les « évidences », valorisent les tentatives de verbalisation, d’explicitation en les prenant en note, en les reprenant le lendemain...

Des exemples précis ? 

Les jeux sont des outils culturels très puissants pour les apprentissages langagiers des élèves : le jeu de Kim permet d’apprendre à décrire, à expliquer ; le jeu de la marchande en GS permet d’apprendre à questionner, à formuler avec précision, à nommer... Jouer à la pâte à modeler permet de verbaliser ses procédures. Comment faire des boudins différents pour le ventre, les bras, les jambes ? Les jeux de société assurent de nombreux apprentissages langagiers tels que comprendre son rôle, collaborer, ruser, anticiper... Les jeux de faire semblant ou jeux symboliques sont fondamentaux pour permettre aux élèves de passer des expériences concrètes aux expériences de pensée. Penser l’action, modifier, s’autoréguler, anticiper...

Quels points de vigilance ? 

Le langage doit rester la priorité absolue en maternelle et pour que les progrès langagiers se réalisent pour tous, il est nécessaire de proposer des situations qui engagent au langage dans le cadre de séances très fréquentes et régulières, nécessairement dirigées, avec des petits groupes d’élèves, qui permettent à chacun de s’essayer à dire, de co-élaborer des significations en prêtant attention aux discours des autres...

UDA 2021 dossier Maternelle4©Millerand-naja

Eclairage
Une maternelle ballottée

Depuis sa création, la maternelle oscille entre prioriser l’attention au développement de l’enfant et l’entrée dans les apprentissages scolaires. L’équilibre trouvé en 2015 est remis en cause par l’instruction obligatoire (2019) et la scolarité obligatoire (2021) entraînant une demande de résultats scolaires évaluables.
Créée en 1881, la maternelle est d'emblée intégrée au système de l'école primaire comme première étape. Sa vocation est de garder les enfants des familles modestes afin que les mères puissent travailler. Elle a une ambition éducative, non basée sur l’instruction : absence d’exercices trop scolaires, jeu spontané, adaptation des locaux et du
mobilier. À partir de 1945, la maternelle accueille les enfants issus de tous les milieux sociaux et cela s’accompagne de textes qui scolarisent de plus en plus la maternelle. Dans les années 1970, des activités plus culturelles et artistiques apparaissent, l’école se centre sur l’enfant, ses particularités. À partir des années 1980, nouveau revirement, elle s’appuie sur des disciplines scolaires, tels que la maîtrise de la langue ou la construction du nombre. « L’élémentarisation » de la maternelle se trouve renforcée par une GS « à cheval » sur les cycles 1 et 2. Il faudra attendre 2015 pour avoir une approche équilibrée entre une école pour apprendre et une école qui prend en compte les besoins des jeunes enfants. À l’heure actuelle, l’instruction obligatoire en 2019, la scolarisation obligatoire en 2021 et l’apparition de mesures des effets scolaires à la maternelle accentuent la tendance vers une « élémentarisation » de l’école maternelle. L’institution demande de l’efficacité et passe à l’arrière-plan la prise en compte du vécu de l’enfant. Pourtant, comme l’affirme la sociologue Pascale Garnier, « il faut penser l’enfant avant l’école car, qu’on le veuille ou non, l’école reproduit les inégalités sociales. Il faut donc travailler sur la forme scolaire pour qu’elle puisse prendre en compte l’individu enfant comme sujet de son devenir. »

“Il n’y a pas de fatalité à l’échec”

Christine Passerieux UDA 2021 ©Millerand-Naja

Christine Passerieux a été conseillère pédagogique, responsable du groupe français d’éducation nouvelle (GFEN) et associé à l’équipe Escol à l’université Paris 8.

Qu'est-ce qui caractérise l'école maternelle aujourd'hui ? Quelles sont ses missions ? 

La mission de l’école maternelle est de permettre à tous les enfants d’entrer dans cette nouvelle culture qu’est la culture scolaire, en donnant à tous ce que certains ont construit dans leur milieu familial. Les programmes de 2015 ont apporté une rupture avec les précédents en affirmant que les enfants sont tous capables d’apprendre, à certaines conditions. A savoir qu’ils devaient tous être pris en compte, en tant que sujets pensants afin de réduire les inégalités. Si aujourd’hui la mission de l’école maternelle reste de réduire les inégalités selon le ministre, il faut décrypter le langage ministériel pour comprendre qu’il n’en n’est rien. La maternelle, désormais intégrée dans le système obligatoire, est essentiellement chargée de préparer aux fondamentaux du CP et aux évaluations standardisées. Elle devient un des maillons sur lequel le pouvoir politique peut intervenir en prescrivant des méthodes sur un mode injonctif qui remettent en cause le métier d’enseignant et ne prennent pas en compte les différences socialement construites.
Sa mission d’acculturation à l’univers scolaire n’a plus cours. Le risque est énorme d’une école où se renforceront les écarts.

En quoi l'école participe-t-elle à l'émancipation des élèves ? 

C’est un milieu où l’on apprend à penser, à agir, à réfléchir avec les autres, où l’on est confronté à l’altérité dans la rencontre avec de nouveaux objets de culture, avec un adulte qui a des objectifs que l’on ne connaît pas, avec d’autres élèves différents de soi. C’est la fonction de l’école maternelle que d’engager tous les enfants dans la découverte de nouvelles pratiques, d’une nouvelle manière de regarder le monde pour qu’ils s’émancipent. Ceci est particulièrement important pour ceux, et ils sont très nombreux, pour qui l’école est un milieu étranger, car c’est cette étrangeté qui crée des inégalités quand les outils ne leur sont pas donnés pour que ce milieu leur devienne familier.

Quels seraient les obstacles à une maternelle émancipatrice ? 

Tout d’abord la non prise en compte de ce qui différencie les enfants lorsqu’ils arrivent à l’école, comme si le passage de l’enfant à l’élève était naturel alors qu’ils ont à construire un nouveau rapport à l’école, aux apprentissages, aux savoirs qui pour beaucoup n’est pas évident. Des apprentissages technicistes qui ignorent la dimension culturelle des apprentissages. L’insistance, par exemple, du ministre sur la phonologie évacue la question du langage en tant qu’élaboration de la pensée et met en difficulté ceux qui n’ont pas encore construit la langue comme objet. Un autre obstacle est de penser que l’entraînement, l’exercice suffisent pour apprendre alors qu’il s’agit avant tout de comprendre pour construire du sens.

Que préconisent les travaux que vous avez coordonnés pour façonner une maternelle qui réduise les inégalités scolaires ?

Il est indispensable d’être convaincu qu’il n’y a pas de fatalité à l’échec, nombre de pratiques en font la preuve. En prenant en compte que tout est à apprendre dans ce milieu nouveau, en s’appuyant sur ce qu’ils savent déjà et que, ce qu’ils ne savent pas encore n’est pas un handicap. En les mettant dans des situations où ils ne sont pas seuls mais s’enrichissent des interrelations dans le groupe. En observant ce qui peut poser problème, pour y remédier, plutôt que de faire des élèves eux-mêmes le problème lors d’évaluations totalement inadaptées, qui ne peuvent que les conduire à une image négative d’eux-mêmes. En créant un milieu pédagogique qui engage à comprendre qu’à l’école, il ne suffit pas de faire, encore faut-il dire et penser le faire pour asseoir des connaissances. Par exemple en faisant vivre le langage, pas seulement pour communiquer mais aussi pour réfléchir, comprendre, argumenter, interpeller, émettre des hypothèses, c’est-à-dire être dans un exercice de la pensée qui est libérateur. En leur faisant vivre des situations où apprendre à l’école, c’est gagner en pouvoir d’agir, découvrir des capacités parfois insoupçonnées et non pas exécuter des tâches, où l’acculturation de tous est le moteur pour créer le désir de s’engager dans la spécificité des apprentissages scolaires. C’est cette conception de l’apprentissage et de l’enseignement qui conduit à la réduction des inégalités et à une réelle émancipation.