"Se mettre à la place des personnages"
Mis à jour le 28.11.24
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Développer l'empathie, ouvrir des fenêtres sur l'intime et le monde, exprimer ses émotions... La littérature de jeunesse a un rôle fondamental. Quant à la mythologie, elle permet de s'apercevoir que tout le monde se pose les questions existentielles, à tous les âges. Elle permet de problématiser le monde.
Murielle Sacz, est écrivaine, journaliste et éditrice. Elle crée en 2009 le département pédagogique Bayard Education, dont, elle a assuré pendant dix ans la rédaction en chef. Elle a écrit quelques essais et plusieurs romans pour la jeunesse, dont les feuilletons en 100 épisodes consacrés à la mythologie grecque et dernièrement à La Bible.
EN TANT QU'AUTRICE ET ÉDITRICE JEUNESSE, QUEL RÔLE A LA LITTÉRATURE JEUNESSE À L’ÉCOLE ?
Elle a un rôle fondamental, elle devrait être présente partout, tout le temps et pas seulement dans le petit coin qu’on lui réserve pour la lecture plaisir. La littérature jeunesse permet aux enfants de se mettre à la place de personnages qu’ils ne sont pas, dans la peau des autres. À ce titre, elle fabrique l’empathie mais aussi des imaginaires, elle ouvre des fenêtres, des portes sur l’intime et sur le monde. Elle a également un rôle de médiation culturelle. Serge Boimare a montré que lorsqu’un enfant est empêché de penser, la lecture à voix haute - notamment des grands textes de littérature, des mythes ou des contes - permet de mettre à l’extérieur de soi toutes les peurs, toutes les angoisses. À partir de là, l'enfant peut se mettre au travail et apprendre. En lisant à voix haute certains ouvrages, on crée ainsi du lien entre les enfants, on leur permet de s’interroger mais surtout on les met en position d’apprendre à apprendre et c’est ça qui est extraordinaire. L’école joue un rôle très important, elle permet à des enfants, y compris les plus jeunes, de rencontrer cet univers. Pour certains, c’est d’ailleurs le seul lieu d’accès aux livres de littérature jeunesse. Lorsqu’on a la chance de croiser un bon livre dans sa vie, on n’est plus le même qu’avant.
COMMENT SONT NÉS LES FEUILLETONS MYTHOLOGIQUES EN 100 ÉPISODES ?
Le point de départ est une réflexion sur comment mettre à disposition les mythes auprès des publics les plus jeunes. À l’époque, il y avait l’idée que la mythologie n’était pas faite pour eux et celle qui leur était destinée était complètement édulcorée. Aujourd’hui encore, il y a une tendance à ne pas faire confiance aux enfants dans leurs interrogations, leurs capacités de compréhension, à ne pas les prendre au sérieux. Parents et mêmes enseignants, trop souvent, pensent : “Ils sont trop petits”, “Ils ne vont pas comprendre”, “C’est trop difficile”. Des remarques qui m’interpellent toujours parce que les enfants les plus jeunes se posent, bien entendu, des questions existentielles sur la naissance du monde, des hommes, de la vie, de l’amour, etc. Les professionnels de l’enfance nous faisaient aussi remarquer que les enfants étaient très agités, éparpillés, bombardés d’informations et dans un empilement de sollicitations. Il fallait trouver quelque chose qui les aide à se poser, où ils apprennent à attendre, d’où la forme du feuilleton.
“La Bible et les mythes sont des récits universels qui apportent des éléments pour réfléchir sur le monde”
QUE PERMET LA MYTHOLOGIE ?
Elle permet de s'apercevoir que les questions existentielles, on se les pose tous, à tous les âges, depuis l'origine. La mythologie ne sert pas à apprendre la généalogie des dieux ou à savoir comment les Grecs vivaient il y a des milliers d’années. Par contre, elle permet de problématiser le monde, nos interrogations et nous aide. Que des héros cherchent qui est leur père, que des déesses soient obligées de se battre pour que leurs maris ne violentent pas leurs enfants ou se mettent en colère pour dire « je suis la femme que je veux »,… nous interroge sur ce qu’est le féminin, le masculin, la parentalité,... Les personnages que j’ai choisis ont un point commun : ils s’en sortent parce qu’ils réfléchissent, agissent par la parole et doutent. Ils ont aussi une surface de projection forte. Hercule est le prototype de la brute épaisse qui tape et ré-fléchit après, il est condamné à douze travaux parce qu’il a tué ses enfants, il n’était pas possible d’en faire un héros « monsieur muscle » comme cela se fait trop souvent. Mais son cousin Thésée, avec la figure du labyrinthe, donnait à voir qu’on ne peut pas avoir la réponse avant d’avoir cherché, accepté de se tromper, en revenant sur ses pas. Ulysse est le premier naufragé en Méditerranée, le premier migrant et il a tout fait pour ne pas partir à la guerre. Artémis accompagne les enfants pour en faire des êtres libres et respectueux des autres.
“Il y a plusieurs facettes du féminin, il n’y a pas une seule manière d’être une fille ou un garçon”
LES RÉCITS SONT ORALISÉS, POURQUOI CE CHOIX ?
Autrefois, la mythologie était toujours racontée à l’oral, un moment de rassemblement autour d’histoires. Dès le début du projet, il y avait l'idée de trouver une forme et un texte qui puissent être transgénérationnels et partagés à voix haute. Nous voulions perpétuer ce mode de transmission car c’est une occasion de vivre quelque chose ensemble, de créer du lien, une culture et des références communes que cela soit dans une classe, une école ou dans une famille. Je milite aussi beaucoup pour la lecture à voix haute aux enfants, surtout quand ils ont appris à lire. Trop souvent, l'apprentissage de la lecture est synonyme d'arrêt de lecture d’histoire par les adultes. Mais lire à voix haute ne doit pas être non plus une contrainte pour les adultes, avoir des textes oralisés permet à tous de les découvrir, de les partager et d’être source de plaisir.
CERTAINS DE VOS OUVRAGES COMME TSIPPORA SONT EN LIEN ÉTROIT AVEC LA RELIGION, EST-CE COMPATIBLE AVEC L'ENSEIGNEMENT LAÏQUE?
Non seulement c’est compatible mais c’est un de mes combats aujourd'hui. Pourquoi laisserait-on ce texte essentiel qu’est la Bible aux mains de ceux qui le voient comme un texte de foi ? La Bible n’appartient pas aux seuls croyants, elle appartient à tout le monde et l’école doit se la réapproprier car elle fait partie de notre culture. La Bible et les mythes sont des récits universels qui apportent des éléments pour réfléchir sur le monde. Raconter ce qu’il y a dans ce texte en prenant les mêmes libertés que j’ai pris avec les textes mythologiques, c’est se battre pour la laïcité. D’autre part, dans la littérature, la peinture, la sculpture, il y a un très grand nombre de références à la Bible. Comment les élèves peuvent-ils faire des liens s’ils n’ont pas ces clés de compréhension ? J’ai choisi comme personnage principal une femme, noire, qui forme un couple mixte avec Moshé. Dans l’état du monde actuel, c’est aussi porter un message fort.
CONTRAIREMENT À LA PLUPART DES RÉCITS MYTHOLOGIQUES, VOUS DONNEZ LA PAROLE AUX FEMMES, POURQUOI ?
Les histoires présentes aussi bien dans les tragédies que dans les œuvres d’art sont racontées par des hommes. La femme y est décrite sou-vent comme faible et attend que le hé-ros viril vienne la libérer. Lorsque l’on retourne aux histoires originelles, ce n’est pas du tout le cas. J’avais envie de rassembler ces histoires d'héroïnes et de déesses pour montrer que ces femmes ne se laissent pas marcher sur les pieds. Des figures auprès desquelles les enfants peuvent s’identifier. Montrer qu’il y a plusieurs facettes du féminin, qu’il n’y a pas une seule manière d’être une fille ou un garçon. Les héroïnes de la mythologie ou de la Bible nous per-mettent de choisir le type de femme et d’homme qu’on a envie d’être.