Littérature jeunesse : aborder l'intime
Mis à jour le 28.11.24
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En 2022, le rapport de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles (Civiise) estimait que 160 000 enfants subissent des violences sexuelles chaque année. Trois enfants par classe seraient concernés. Si les PE peuvent avoir des réticences à aborder avec les enfants les sujets qui touchent au corps et à l’intime pour de multiples raisons, la littérature est un outil précieux pour permettre aux enfants d'identifier les violences.
Cendrine Waszak est chercheuse en didactique du français au labo CIRCEFT-ESCOL et formatrice à l'Inspe de Créteil.
“Donner la légitimité de dire non”
EN QUOI CONSISTE VOTRE RECHERCHE ?
Avec Kathy Similowski, nous avons mené une recherche pour savoir quels ouvrages pourraient aider les enfants à s’approprier la loi de 2019 qui indique que tout rapport sexuel entre un adulte et un enfant est réputé non consenti, que l’enfant dise « non » ou pas. Dans un premier temps, nous sommes allées chercher ce que l’institution proposait à la profession. Sur le site Eduscol, un vademecum publié en 2018 met à disposition de la profession enseignante différents éléments dont une invitation à utiliser des albums de littérature jeunesse. Nous avons mené une enquête pour savoir si les enseignants connaissaient ces albums, les utilisaient, en parlaient. Le constat est qu’ils ne les connaissent pas. À la question de savoir s’ils souhaitent utiliser ces albums en classe, beaucoup répondent : « Pourquoi pas mais pas cette année », « Pas avec ces élèves », « Cela ne rentre pas dans ma programmation », etc. Il y a une forme de contournement permanent qui fait qu’il y a très peu d'enseignants qui se lancent. Les raisons invoquées sont la crainte des réactions des parents et/ou un manque de confiance en leur capacité à recevoir la parole des enfants.
QUELS OUVRAGES PERMETTENT D’ABORDER LES VIOLENCES SEXUELLES FAITES AUX ENFANTS ?
Je distingue trois types d'ouvrages. Des ouvrages de prévention qui ont pour fonction d’identifier l'agresseur comme “Stop aux violences sexuelles faites aux enfants” de Delphine Saulière. Les scénarios proposés sont minimaux et explicites dans le sens où ils désignent un certain nombre d’adultes comme de potentiels agresseurs. Puis, des ouvrages qui racontent l’agression où l’enfant est amené à s’identifier au personnage du livre, donc à vivre l’agression avec lui comme dans “Le Loup” de Mai Lan Chapiron. Et enfin des ouvrages très symboliques comme “Petit Doux n’a pas peur” de Marie Wabbes et “Mô Namour” de Claude Ponti dans lesquels est présentée une situation de jeu où dans un premier temps le grand peut apparaître comme un adulte de confiance, puis, petit à petit, la situation dérive vers une situation de violence.
“Les ouvrages très symboliques, où la nature de la violence n’est pas explicite, sont les plus adaptés à une classe”
LESQUELS CONSEILLEZ-VOUS D’UTILISER EN CLASSE ?
L’usage en classe des ouvrages de prévention s’avère très difficile car la nature de la violence -sexuelle- et de l’agresseur -le père, le frère, etc.- sont très explicites. Cela peut être violent pour les enfants et les familles. Les ouvrages qui racontent l’agression sont de très bons ouvrages mais pas forcément à lire avec toute la classe car il est compliqué pour un enfant de se dire que les personnes les plus proches sont peut-être aussi de potentiels agresseurs. Je conseille de les avoir dans la classe mais je ne sais pas s’il est possible ou souhaitable d’en faire une séquence. En revanche, les ouvrages très symboliques, où la nature de la violence n’est pas explicite, sont les plus adaptés à une classe. Avec ce type d'albums, on peut dire et ne pas dire, c’est toute leur force. L’enfant va pouvoir mettre derrière les violences son vécu. L’ouvrage ne lui suggère pas des violences auxquelles il n’aura jamais été confronté. Il traite des violences de manière assez délicate pour ne pas heurter la sensibilité d’enfants qui ne comprendraient pas de quoi il s’agit, y compris les parents. Mais il ne met pas de côté non plus les violences sexuelles, elles sont en creux et un enfant qui aura subi ce type de violences pourra se reconnaître.
POURQUOI LIRE CE TYPE D'OUVRAGE AUX ÉLÈVES ?
Pour leur faire prendre conscience que ce n’est pas normal d’être maltraités, et ce quelle que soit la situation, puisque ces ouvrages laissent planer le doute sur le type de maltraitance. C’est aussi leur donner des éléments pour qu’ils puissent identifier ce type de situation comme une agression, leur donner la légitimité de dire « non ». Mais surtout, cela permet de déculpabiliser les enfants, de leur dire qu’ils ne sont pas responsables, que ce ne sont pas eux les « méchants ». Lire ces albums est aussi donner un capital aux élèves pour plus tard. La littérature est un art et de fait, elle a une action à long terme. Le flash d’une illustration, d’un texte, d’une parole peut revenir au moment où cela sera utile.