Quand l'école fait société
Mis à jour le 25.11.22
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"Comprendre sans juger" : sociologie à l'école, quelles questions de société impactent l'école et les élèves ? la sociologie permet-elle d'aborder des sujets sensibles ? et quels apports spécifiques pour les élèves ?
Gérôme Truc est agrégé de sciences économiques et sociales, docteur en sociologie, chargé de recherche au CNRS
Pourquoi enseigner la sociologie à l'école ?
Il y a une dizaine d’années, Bernard Lahire plaidait déjà pour un enseignement précoce des sciences sociales, dès l’école primaire. Les savoirs qui en sont issus, fruits d’une démarche scientifique, sont essentiels à tous les citoyens et il n’y a donc pas de raison que l’école ne s’appuie pas dessus. Pour certains « pères fondateurs » de la sociologie, comme Émile Durkheim, c’est même l’une des finalités de cette science depuis sa création. Les savoirs produits par les sciences sociales apparaissent, en effet, de « premières nécessités » pour vivre dans les sociétés d’aujourd’hui. Quel que soit son niveau d’étude, tout le monde est confronté aux questions des différences culturelles, de la cohésion sociale, du comment vivre ensemble tout en étant différent, à une échelle parfois très locale.
Quelles questions de société impactent l'école et les élèves ?
Il y en a beaucoup ! Mais, on peut retenir deux exemples récents qui me semblent assez parlants. Les attaques terroristes d’abord : ce sont typiquement des événements qu’on voudrait garder en dehors de l’école, mais dont les élèves peuvent avoir pourtant besoin de parler. Et la pandémie de Covid-19, qui, elle aussi, est venue faire irruption et bousculer les pratiques pédagogiques. Elle a amené les enfants à s’interroger sur des vécus différents, « chez moi, chez toi, comment c’était quand on était confiné », ceux qui ont un jardin, d’autres qui n’en ont pas, ceux qui ont une maison ou un petit appartement... On se retrouve alors vite face au problème des inégalités de santé : « Est-on tous égaux face aux maladies ? ». Les attentats, eux, mettent en jeu la cohésion sociale : pourquoi a-t-on eu besoin de se rassembler en réaction à ces attaques ? Qu’est-ce que cela dit des sociétés dans lesquelles on vit ? L’idée, en proposant une méthode pour affronter ces questions en classe, est tout simplement d’essayer d’aider les élèves à faire sens de ce qui se passe dans la société dans laquelle ils vivent.
Comment la sociologie permet-elle d'aborder des sujets sensibles ?
Le maître-mot, c’est objectivation. Sur la plupart des sujets de société, tout le monde a un avis, en tant que citoyen. Cet avis subjectif est lié à notre trajectoire et notre position sociale. Pour pouvoir prendre du recul, comprendre d’où viennent les avis de chacun et se mettre à la place d’un camarade de classe qui a un autre point de vue, sans tomber dans ces chocs de positions irréconciliables qui mettent à mal la cohésion d’une classe comme de la société en général, la sociologie propose une démarche scientifique. On enquête, on pose des questions, on prend le temps d’observer avec une grille d’analyse, de mener des entretiens… C’est comme ça qu’on peut atteindre un savoir plus objectif sur la société. La sociologie n’a pas simplement à offrir des connaissances toutes faites, mais aussi des outils pour en produire par soi-même. Les transposer à l’école est une façon d’apprendre aux élèves à comprendre sans juger ou du moins à comprendre avant de juger.
Quels apports spécifiques pour les élèves ?
L’enjeu est à la fois de répondre à des questions qu’ils se posent et de les aider à se décentrer. Autrement dit, partir de choses qui les concernent ou les préoccupent, comme les vacances, les attentats ou la pandémie, puis leur donner de la matière pour prendre du recul sur leur point de vue, avec l’idée de revenir à eux in fine. C’est un cheminement : se décentrer pour voir les choses de manière plus globale afin de pouvoir au final se replacer soi-même dans un grand ensemble. Cela développe la capacité à se mettre à la place des autres, et en même temps, aide chaque élève à mieux s’affirmer dans une société complexe comme la nôtre, mieux y trouver sa place sans pour autant que cela passe par un écrasement de l’autre. En objectivant les choses, les élèves comprennent que dans ce grand ensemble social, il y a d’autres manières de voir, de faire et de vivre, qui valent tout autant que les leurs et qu’on peut tout à fait vivre ensemble, différents mais égaux. Les savoirs issus des sciences sociales sont émancipateurs au sens où, dans une société complexe, ils aident à faire face à pas mal de difficultés et à se frayer un chemin. Et donc plus tôt on y est initié, mieux c’est.