Donner un avenir à notre futur

Mis à jour le 24.11.22

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Ses analyses font le lien entre l'exigence pédagogique et sa conception d'un service public d'éducation pour toutes et tous.

Philippe Meirieu est professeur émérite en sciences de l’éducation.  Il est actuellement le président des Céméa. Il vient de publier "Grandeur en humanité - Libres propos sur l'école et l'éducation" (Dialogue avec Abdenour Bidar, philisophe) aux éditions Autrement.

UDA 2022 Meirieu 1©Millerand-Les grenades-Naja

Après cette rentrée 2022, quels sentiments vous habitent ? 

Je suis partagé. Bien sûr, je suis soulagé du départ de Jean-Michel Blanquer, mais je suis aus-si attristé et en colère quand je vois l’état dans lequel il a laissé le système éducatif. Je m’interroge sur les marges de manœuvre de son successeur et je crains fortement que les projets particulièrement préoccupants du président de la République ne finissent par s’imposer. Évidemment, je m’inquiète aussi fortement de la pénurie d’enseignantes et d’enseignants que nous avons vécue lors de cette rentrée et de la politique de gribouille du gouvernement sur cette question essentielle de l’attractivité du métier. Et, enfin, je trouve que le climat idéologique est assez délétère : la droite extrême a pignon sur rue, le racisme et la xénophobie se banalisent, les crispations identitaires enflent… Tout cela est préoccupant et appelle une riposte à la mesure des enjeux.

"Je trouve que le climat idéologique est assez délétère : la droite extrême a pignon sur rue,
le racisme et la xénophobe se banalisent, les crispations identitaires enflent...
Tout cela est préoccupant et appelle une riposte à la mesure des enjeux"

Les dégâts de ces cinq dernières années sont-ils irrémédiables ? 

Sûrement pas ! Je ne veux pas le croire. Mais ils sont bien réels et les blessures sont profondes. En jouant en permanence les parents contre les enseignants, de manière profondément démagogique, le gouvernement a pris une lourde responsabilité : par son rappel obsessionnel des « fondamentaux », par la suspicion qu’il a laissée planer sur des enseignants qui ne sauraient pas identifier et utiliser « les bonnes méthodes », par son inflation évaluative, il a encouragé les comportements les plus consuméristes et clairement positionné les parents en « clients » de l’école. Certes, bien des parents résistent et attendent que le « service public » remplisse sa mission de creuset social et de formation citoyenne, mais la droite ne désarme pas, tant par ses élus que par ses médias, et laisse planer l’idée que la libéralisation et la marchandisation de l’école sont inévitables. Face à cela, je crois, plus que jamais, à la nécessité d’une véritable alliance entre les parents et les enseignants progressistes, attachés au service public. Une alliance au niveau national, mais une alliance à construire dans chaque école aussi. Pour convaincre partout que le « bien commun éducatif » est incompatible avec la mise en concurrence systématique à tous les niveaux.

UDA 2022 Meirieu 2©Millerand-Les grenades-Naja

Vous évoquez les projets préoccupants de président de la République. De quoi parlez-vous ? 

De la « start-upisation » des écoles d’abord : dès lors qu’on annonce une distribution des crédits en fonction des projets et non plus en fonction des besoins, on tourne résolument le dos à ce qui a été fait de mieux dans l’éducation prioritaire, quand on cherchait à « donner plus et mieux à ceux qui ont moins ». On risque bien de donner plus - et peut-être même mieux ? - aux petits malins qui savent « se vendre », au risque d’aggraver les inégalités au lieu de les réduire. Et puis, comment interpréter les propos du président sur sa volonté de généraliser et rendre publiques les évaluations des classes et des écoles ? J’ose espérer que c’étaient des propos de campagne et que l’on n’ira pas vers de telles aberrations. Enfin, j’ai été choqué, comme beaucoup, par les propos de la Sorbonne où le président a dit ignorer l’existence des projets d’école…Mais, peut-être, est-ce parce que, pour lui, il n’y a pas de véritable « projet » si les partenaires économiques ne sont pas impliqués, comme le laisse penser la campagne engagée ? Entendons-nous bien : tous les citoyens sont concernés par l’école, mais en tant qu’ils s’associent à sa mission éducative, pas en tant qu’ils l’asservissent à des intérêts locaux.

                                   "Quand une démocratie ne sait pas attirer les jeunes vers les métiers de l'éducation,
                                                                         elle a du souci à se faire pour son avenir"

La pénurie d'enseignantes et d'enseignants est-elle grave à vos yeux ? 

Extrêmement grave. Quand une démocratie ne sait pas attirer les jeunes vers les métiers de l’éducation, elle a du souci à se faire sur son avenir. Et quand elle laisse entendre que n’importe qui, avec quelques heures de « formation express », peut exercer le métier, c’est qu’elle a largement abdiqué sur la qualité de son système scolaire. Les enseignants français, on le sait bien, ne sont pas vraiment reconnus : leur salaire est indécent et un rattrapage s’impose. Mais, au-delà, c’est l’image même de ce métier qu’il faut restaurer de toute urgence. On entend, en effet, des jeunes tentés par l’enseignement qui y renoncent en expliquant qu’ils vont être placés, sans véritable accompagnement, dans des situations intenables, qu’on va les considérer essentiellement comme des entraineurs à des tests nationaux, qu’on va les faire crouler sous des demandes administratives et que, dans le fond, ce qui les passionne –éveiller des enfants à la culture et à la citoyenneté – n’intéresse pas grand monde dans la hiérarchie de l’Éducation nationale ! Comment s’étonner que le métier n’attire plus autant ? Il est absolument urgent, à mes yeux, de restituer aux enseignants leur véritable identité d’éducateurs, porteurs d’un projet de justice sociale et d’émancipation, capables de penser ce métier dans sa globalité et pas comme une juxtaposition de gestes techniques. C’est une question de considération qui concerne toute la hiérarchie : celle-ci doit se penser, enfin, comme au service des enseignants et non un ensemble d’agents chargés de les contrôler. C’est une question de restauration de l’estime nationale qui incombe aux politiques mais aussi aux médias.

UDA 2022 Meirieu 3©Millerand-Les grenades-Naja

 Vous évoquez un climat idéologique délétère. De quoi s'agit-il et cela a-t-il des impacts sur les enseignant.es et l'école ? 

Nous vivons une période de grandes mutations : la crise écologique fait peser des menaces sur l’avenir de l’humanité ; l’Occident n’est plus vraiment le « centre du monde » incontesté et le féminisme bouscule le patriarcat. Tout cela est insupportable pour les « réactionnaires » au sens propre du terme, ceux qui refusent de regarder en face ces événements et vivent avec la nostalgie du passé. Ils voudraient arrêter l’histoire ou revenir en arrière : c’est le rêve avoué des penseurs de la nostalgie et des politiques populistes. Et ils se crispent : ils ne débattent plus, ils ex-communient ; ils cherchent des boucs émissaires et désignent des coupables pour ne pas avoir à se remettre en question. Et ça marche ! Regardons les récentes élections en Italie. Là-bas, les enseignants ont bien compris que ce retour en arrière, aux « bonnes vieilles valeurs », est en réalité une fuite en avant vers le démantèlement d’une institution publique au service de la justice sociale.
Un point m’inquiète tout particulièrement dans la pensée de la droite extrême, c’est l’essentialisation systématique : les individus sont réduits à leurs origines, à leur statut, à leur sexe biologique, à leurs actes ou à leurs symptômes. Or, rien n’est plus contraire à une éducation émancipatrice que cela : l’émancipation est le refus de tous les enfermements, la méfiance à l’égard de toutes les classifications qui peuvent toujours se transformer en naturalisation. Ainsi va-t-on dire que « Jules est dyslexique » ! Certes et, à ce titre, il a besoin d’être aidé. Mais Jules n’est jamais QUE dyslexique : il est aussi passionné de manga et de hand-ball, amoureux d’une fille de la classe et bon dessinateur… Nous classons les gens à partir de leurs déficits et nous les enfermons dans leurs déficits. C’est le contraire de l’émancipation 

"Qu'est-ce qu'un enseignant émancipateur ? Un enseignant qui n'enferme personne dans une personnalité définitive"

Justement, le fil rouge de notre UDA concerne la conception du métier : quels fondamentaux pour quelle culture commune dans une école émancipatrice ? 

Sur les fondamentaux, retrouvons l’inspiration de Jules Ferry lui-même qui déclarait au congrès pédagogique des instituteurs de France du 19 avril 1881 : « Les leçons de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, les promenades scolaires, le travail manuel de l’atelier placé à côté de l’école, le chant, la musique chorale. Pourquoi tous ces accessoires ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale, parce que ces accessoires feront de l’école primaire une école d’éducation à la liberté. Telle est la grande distinction, la grande ligne de séparation entre l’ancien régime, le régime traditionnel, et l’École de la République. » Et c’est encore vrai aujourd’hui : ce qu’on nous fait passer pour des « fondamentaux », ce sont des apprentissages mécaniques qui ne permettent nullement d’accéder au caractère émancipateur des savoirs : quand on s’en empare comme des outils pour se libérer de toutes les prétendues tutelles qui veulent dicter notre bien à notre place.
Qu’est-ce qu’un enseignant émancipateur ? Un enseignant qui n’enferme personne dans une personnalité définitive. Un enseignant qui permet à chacun et à chacune de se dépasser. Un enseignant qui montre qu’on ne peut se dépasser qu’avec les autres et non contre les autres. Un enseignant qui appelle des élèves différents à partager les mêmes savoirs. Un enseignant qui ne confond pas la culture avec la capacité à répondre à des épreuves standardisées. Mais aussi un enseignant qui lutte contre les rapports de domination qui peuvent s’établir et s’incruster dans la classe. Et, pour que l’enseignant puisse faire cela, il ne faut pas qu’il soit assujetti par une « machine-école » qui l’infantilise.

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Etes-vous, finalement, pessimiste ou optimiste pour l'avenir de l'école et des PE ? 

Je suis résolument optimiste mais combatif. La situation est difficile et elle exige une mobilisation forte, une grande capacité d’explication des enjeux auprès de tous nos partenaires, des alliances avec tous ceux et toutes celles qui ont à cœur de donner un avenir à notre futur. Pas question de baisser la tête ! Certains rêvent, ici ou là, de remplacer les professeurs par des processeurs et de faire de l’École un ensemble de service aux publics. Ce serait une catastrophe. Nous avons besoin d’une École forte qui affirme clairement qu’elle veut former des citoyens capables de « penser par eux-mêmes » mais aussi de construire du commun. Et c’est ce que porte, je crois, cette UDA où sont dites des choses essentielles à un moment particulièrement stratégique.