"Enseigner est un art au sens de savoir-faire"
Mis à jour le 28.11.24
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Loin d'appliquer un enchaînement de gestes techniques, enseigner requiert un savoir-faire complexe qui tient compte des relations humaines. En somme, enseigner nécessite d'acquérir une éthique professonnielle.
Eirick Prairat est professeur de philosophie de l'éducation à l’Université de Lorraine et chercheur associé à l'Université du Québec à Montréal. Ses travaux portent sur les questions de la sanction, de l'autorité, des normes et, plus récemment, sur les enjeux éthiques et déontologiques du travail enseignant.
“Enseigner est un art au sens de savoir faire”
VOUS ÊTES PHILOSOPHE DE L’ÉDUCATION, EN QUOI CELA CONSISTE-T-IL ?
La philosophie de l’éducation a trois grandes tâches. La première est de définir des concepts, de clarifier des notions ou de préciser le sens d'une interrogation. La deuxième consiste à transmettre un corpus - des œuvres, des textes, des analyses - en faisant connaître la pensée éducative de grands noms de la philosophie tels que Condorcet, Kant, Hegel, Arendt. La troisième est de penser le présent pour nous faire comprendre le moment que l'on est en train de vivre : la désacralisation de l’école, l’avènement d’une société de la désinformation ou encore la lente érosion de l’autorité.
DEPUIS LE DÉBUT DES ANNÉES 90, COMMENT S’EST PENSÉE LA PROFESSIONNALISATION DES MÉTIERS DE L’ENSEIGNEMENT ?
Elle s’est pensée sous le signe presque exclusif de la technicité : comment on enseigne les mathématiques, le français, etc. La dimension essentielle qu’est l’éthique a été oubliée. Ce faisant, on a réduit ce qu’est l’art d’enseigner à une praxis irriguée par des sciences, comme la psychologie cognitive ou les neurosciences, mais enseigner est un art au sens d’un savoir-faire. C’est un métier de la relation qui permet le développement intellectuel et psychologique de l’élève. L’éthique n’est pas quelque chose en plus, elle est au cœur de la professionnalisation.
COMMENT CELA SE TRADUIT-IL ?
Pour la lecture, par exemple, on va présenter uniquement comment techniquement on apprend à lire aux enfants. On parle peu de l’importance de la relation qui se joue entre l'enseignant et l’élève. Or, deux personnes, qui enseignent avec la même didactique mais qui n’ont pas la même posture éthique, vont avoir des effets complètement différents sur les apprentissages. Autre exemple, beaucoup de travaux montrent que l'enseignement explicite est un art d’enseigner qui a son efficacité mais si on l’habite différemment, il produit des effets différents. En occultant cet aspect, on prend le risque d’être moins efficace, c’est pour cela qu’il faut travailler sur la relation et sur la question de l’éthique professorale.
“L'éthique est la manière respectueuse et attentive de se rapporter à autrui”
QUELLE ÉTHIQUE POUR LE PROFESSEUR D’AUJOURD’HUI ?
Une éthique professionnelle doit être partagée par l’ensemble des membres d’une profession. L'éthique est la manière respectueuse et attentive de se rapporter à autrui. C’est être respectueux des droits et des prérogatives de l’autre, mais c’est aussi être disponible, donner de sa personne. Un enseignant donne de ses connaissances, de ses savoir-faire, il y a quelque chose de l’ordre de la générosité dans le métier enseignant. C’est pour cela que c’est un métier fatigant, éprouvant. L’éthique enseignante noue trois vertus : la justice, la bienveillance et le tact.
POUVEZ-VOUS DÉVELOPPER ?
La première vertu, être juste, c’est respecter les droits et les prérogatives des élèves en tant que sujets de droit et avoir le souci de l’équité. En tant qu’il s’adresse à des sujets de droit, le maître respecte leurs droits: le droit d’être accueilli, le droit à la parole... Il s’adresse aussi aux élèves en tant qu'ils sont des sujets apprenants. Envisagés sous cet angle, les élèves sont très différents les uns des autres, ils n’ont pas les mêmes désirs et les mêmes envies d’apprendre, ils n’ont pas les mêmes aides et les mêmes appuis dans leurs familles. Être juste, c’est aussi faire vivre la dialectique de l’égalité et de l’inégalité. Égalité dans les attentes, dans les visées et inégalités dans les soutiens, les appuis, les aides, donner plus à certains, accompagner ceux qui en ont le plus besoin. Pour la deuxième vertu, la bienveillance, iI s’agit non pas de plaire mais de prendre soin, de veiller au bien-être des élèves, donc d’être attentif à la fragilité, à la vulnérabilité de l’enfant. Et cela passe par des petites choses - sourires, mots, gestes…- qui sont extrêmement importantes dans le jeu de la relation. La troisième vertu est le tact qui est à la fois un sens de l’adresse et un sens de l’à-propos. Sens de l’adresse car quand je parle à Paul, je ne parle pas à Céline et quand je parle à Céline, je ne parle pas à Mohammed. Et sens de l’à-propos : sens de ce qui doit être dit et de la manière dont cela doit être dit. Il y a dans le tact un souci du « comment », comment on fait les choses, comment on les dit.
COMMENT FORMER LES PE À UNE ÉTHIQUE PROFESSORALE ?
L’éthique du professeur n’est pas l’éthique du médecin ou du juriste, elle est spécifique au métier enseignant. Dans les Inspé, il devrait y avoir une véritable formation à une éthique professionnelle autour de trois types d’activités : en travaillant sur des exemples car on se construit professionnellement en empruntant, en travaillant sur des dilemmes moraux et en mettant en mots des expériences de la vie scolaire quotidienne.
EN QUOI L’ÉCOLE ACTUELLE PEUT-ELLE SE REVENDIQUER HÉRITIÈRE DE L’ÉCOLE DES LUMIÈRES ?
E. P. : Je me réfère aux propos de Nicolas de Condorcet dans lesquels tous les principes de l’école républicaine sont présents. Principe d’hospitalité : l’école doit accueillir tout le monde, garçons et filles, pour y apprendre la même chose. Principe de mixité, de laïcité, de justice, avec des bourses pour les élèves les plus modestes. Principe d’émancipation avec des savoirs élémentaires qu’il faut maîtriser pour pouvoir se gouverner soi-même et ne pas être dépendant de celui qui est plus savant. Notre école, l’école actuelle, a deux grandes mis-sions : transmettre des connaissances, des savoirs et former l’homo politicus, le citoyen, celui qui va mettre son grain de sel et son grain de sable dans les débats publics et politiques. Elle doit permettre à l’élève d’accéder à l’autonomie intellectuelle, c'est-à-dire à la capacité de penser par lui-même et à l’autonomie morale, c’est-à-dire à la capacité de se gouverner.
“L’école apprend à échanger sur ses croyances mais à ne pas les imposer aux autres parce que par définition, une croyance n’est pas établie sur des faits indiscutables”
À L’IMAGE DE LA SOCIÉTÉ, L’ÉCOLE EST PERCUTÉE PAR LES CROYANCES, LES CONTROVERSES, LES DOUTES, COMMENT VIVRE ENSEMBLE ?
C’est un redoutable défi aujourd'hui parce que les « fake news », les théories complotistes, la désinformation percutent l’école en introduisant non seulement des fausses informations mais aussi en altérant notre capacité à vivre ensemble et on ne vit ensemble que s’il y a un minimum de choses partagées. La laïcité joue un rôle essentiel à l’école. La laïcité est un principe d’hospitalité, accueillir tout le monde quelles que soient ses croyances religieuses. Elle n’est pas un dogme qui interdirait de penser mais permet à l’école de transmettre des savoirs et des valeurs qui nous permettent de vivre ensemble. Elle permet de parler du fait religieux sans prosélytisme, d’apprendre à vivre dans un rapport apaisé avec ses croyances. Si tout le monde a des croyances - elles ne sont pas exclusivement religieuses, elles nous aident à donner sens aux expériences de la vie - il n'appartient pas à l’école de les transmettre. Condorcet dit que cela serait outrager les parents si l’école s’arrogeait ce droit. L’école apprend à échanger sur nos croyances mais à ne pas les imposer aux autres parce que par définition, une croyance n’est pas établie sur des faits indiscutables.
MALGRÉ CET HÉRITAGE, VOUS DITES QUE L’ÉCOLE DOIT CONTINUER DE FAIRE FACE À DES DÉFIS. QUELS SONT-ILS ?
Trois défis sont consubstantiels à l’école, défis d’hier, d’aujourd'hui et de demain : comment rendre l’école plus hospitalière ? plus juste ? plus efficace ? Plus hospitalière parce que l’école est le seul lieu où tout le monde est convié. Cela passe par faire de l’école un lieu d’étude et de vie. Ce qui veut dire donner un pouvoir aux élèves de décider d’un certain nombre de choses sur l’organisation de l’école. C’est aussi faire de la classe un lieu de « convivance » c'est-à-dire un lieu où on a plaisir à vivre et à étudier ensemble. Plus juste parce que comme le disait Pierre Bourdieu, « Quand on est bien né, on a beaucoup plus de chances de faire un beau parcours scolaire que quand on est mal né ». Aujourd’hui, c’est encore le cas. En éducation prioritaire renforcée, 70% des enfants sont issus de classes modestes, enfants d'ouvriers, d’employés, de personnes sans emploi. Dans ces REP +, les temps d’apprentissage sont les plus courts, les enseignants sont moins expérimentés et le turn-over des équipes enseignantes est important. L’école donne moins à ceux qui ont déjà le moins. Rendre l’école plus juste passe par des réformes structurelles importantes, des réformes qui doivent faire l’objet d’un grand débat. Enfin, l’école doit être plus efficace parce que les enquêtes internationales le montrent : le niveau des élèves baisse avec des domaines très fragilisés comme les mathématiques. Cela passe par la diffusion de « bonnes pratiques pédagogiques », c'est-à-dire des pratiques qui permettent de mieux apprendre, qui n'accroissent pas les écarts entre les élèves et qui soient facilement diffusables.
Y’EN A-T-IL DE NOUVEAUX ?
Oui. Le premier est le défi de la post-vérité qui affecte l’école et la société dans son ensemble. C’est en for-mant à l’esprit critique, en promouvant une éducation aux médias et à l’information que l’école pourra le relever. Cela passe aussi par garantir les savoirs scolaires en montrant comment les savoirs scolaires se font. On ne peut plus enseigner l’histoire sans montrer comment les historiens produisent l’histoire ; la science, sans montrer comment elle se construit. Le deuxième défi est celui du vivant. Le défi écologique passe par l'enseignement des sciences de la vie et de la terre, par l’enseignement moral et civique avec l’éco-citoyenneté et par l’enseignement artistique et culturel. L’art cultive un autre rapport au monde. Il permet de passer d’une conscience qui a le souci de connaître, de maîtriser le réel à une conscience animée par le souci de l'accueil. Le troisième défi est celui du recrutement des enseignants parce qu’il n’y a pas d’école sans professeurs. Des difficultés de recrutement certainement liées à un manque de reconnaissance des professeurs, à un problème de salaire avec des enseignants qui ne sont pas assez payés mais aussi au recrutement tardif en M2 qui réduit mécaniquement le vivier. Enseigner est aussi plus difficile dans le contexte actuel car on est à la fois dans une société de la connaissance et de la désinformation, dans une société très fragmentée par les inégalités sociales et sur-numérisée, ce qui développe, comme le dit Philippe Meirieu, l’envie de savoir mais tue l’envie d’apprendre. Le rôle des parents a aussi changé : ils sont de moins en moins les porte-parole des professeurs mais de plus en plus les avocats de leurs enfants. Il y a également des évolutions technologiques rapides comme l’intelligence artificielle, dernière en date, qui oblige sans cesse à repenser sa pratique d’enseignement. Tout un contexte qui rend l’art d’enseigner plus difficile.
VOS TRAVAUX PORTENT AUSSI SUR LA NOTION D’AUTORITÉ, COMMENT DÉFINISSEZ-VOUS L’AUTORITÉ À L’ÉCOLE ?
Comme le dit Hannah Arendt, l'autorité est plus qu’un conseil et moins qu’un ordre. Ce n’est pas le pouvoir, c’est une influence. L’autorité est nécessaire et essentielle, elle est consubstantielle à la tâche éducative, à la tâche professorale. Il n’y a pas d’éducation sans autorité. Elle est là pour autoriser l’autre à grandir. Le professeur fait autorité parce qu’il a des connaissances, des savoir-faire que l’élève n’a pas mais il y a aussi une part de morale, de justice, d’écoute. L’autorité est intellectuelle et morale... L’autorité n’a rien de naturel, elle se construit, elle s’apprend. Il est donc nécessaire d’apprendre à exercer une forme d’autorité en formation initiale et continue, être formé à la gestion de classe.
QUELLE DIFFÉRENCE ENTRE AUTORITÉ ET AUTORITARISME ?
L’autoritarisme repose sur la crainte, il ressemble au pouvoir, il a recours à la coercition. L’autorité, elle, peut-être comparée à la séduction, pas à une séduction coup foudre qui scotche mais à une séduction par imprégnation qui gagne lentement les cœurs et les esprits. C’est pourquoi, l’autorité demande un peu de temps pour se poser et s’imposer dans la classe. Il est important de ne pas les confondre parce que l’autorité fait grandir et s'arrête au bout d’un moment alors que l’autoritarisme est quelque chose qui veut perdurer.
“L’autorité fait grandir et s'arrête au bout d’un moment alors que l’autoritarisme est quelque chose qui veut toujours perdurer”
RÉGULIÈREMENT, L’AUTORITÉ PROFESSORALE EST REMISE EN QUESTION. COMMENT L'EXPLIQUEZ-VOUS ?
Je crois qu’il y a une érosion de l’autorité, érosion engagée depuis quelque temps déjà et qui fait l’objet d’un déni. L’Autonome de solidarité laïque dit que 12% des personnels enseignants déclarent être insultés tous les ans. Une autre enquête de la Depp révèle que presque un enseignant sur deux dit avoir été contesté dans ses enseignements. Une érosion très certainement liée à la post-vérité mais qui découle aussi de la perte de crédit que connaît notre école, école qui ne tient plus toutes ses promesses républicaines. Les classes populaires ont inversé leur rapport à l’école. Elles sont passées d’un rapport d’espérance vis-à-vis de l’école - elles attendaient que leurs enfants accèdent à la culture et à des positions sociales plus hautes que leur propre position - à un rapport de désenchantement face aux inégalités qui perdurent. Une école qui fait réussir a plus de crédit, elle fait autorité. Le professeur chahuté l’est au titre de représentant d’une institution qui déçoit.
VOTRE TRAVAIL PORTE ÉGALEMENT SUR LA SANCTION, POURQUOI CE CHOIX ?
Il y avait une nécessité de penser l’idée de sanction éducative, de sortir du faux débat qui nous ruine : punir ou ne rien faire, car les élèves sont dans l’attente d’un cadre qui pose des règles et qui les aide à grandir. Une sanction éducative est une interpellation, elle interpelle un jeune qui est en train de grandir dans son rapport aux autres, aux règles et aux valeurs qui sont les nôtres. C’est aussi une réponse au sens fort du terme, une réaction et une explication. Dans les années 80-90, la sanction était une question qui n’était pas pensée, passée sous silence, pourtant on sanctionnait. Il m’est apparu nécessaire de travailler cette question oubliée.
QUEL EST SON RÔLE? À QUELLE CONDITION EST-ELLE EFFICACE ?
Elle doit respecter trois visées et trois principes pour être éducative. Elle n’est pas là pour réaffirmer la position haute du parent, de l’adulte, de l’éducateur ou du professeur mais pour réaffirmer la règle qui a été abîmée, maltraitée. La sanction est aussi là pour responsabiliser un jeune en lui imputant les conséquences de son acte et pour lui signifier une limite. Elle est efficace si elle arrive à réorienter le comportement de manière durable.
La sanction éducative repose sur trois principes. Un, elle s’adresse à un sujet sans spectacle, sans mise en scène, ce qui ne veut pas dire renoncer à la solennité quand les actes sont graves. La sanction éducative appelle toujours la parole, rappelle l’interdit, s’oralise, se rend prévisible. Deux, elle porte sur des actes, uniquement sur des actes. On sanctionne un vol pas un voleur, une bêtise pas un imbécile, ce qui permet de ne pas dériver sur la psychologie de l’enfant. Trois, elle prend une forme privative. Elle prive momentanément d’un droit, d’une possibilité, d’une opportunité. J’en appelle aussi à la mise en œuvre de procédures de réparation pour trois raisons. La réparation transforme un subir en un agir, une passivité en une activité. Ensuite, au moment où je répare, je me répare. Enfin « réparer, c’est réparer surtout à quelqu’un, à une personne, à une communauté ». Et signifier par-là que l’on veut rester membre du groupe.