“Éduquer les élèves à l'intelligence artificielle”

Mis à jour le 26.11.25

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A l'heure où les études sur l’exposition aux écrans des enfants se multiplient, les inquiétudes face aux évolutions numériques persistent, particulièrement avec l'arrivée de l'intelligence artificielle générative. André Tricot répond sans tabou aux questions de fenêtres-sur-cours à ce sujet dans le spécial "24e Université d'automne". A retrouver également à la fin de cette interview le décryptage du FSC 501 sur "enfants et écrans".

André Tricot est professeur de psychologie cognitive à l’Université Paul Valéry à Montpellier et chercheur au laboratoire Epsylone. Il est aussi co-responsable du Cnesco et responsable scientifique à l’Agence Nationale de la recherche.

André Tricot ©Hidalgo/Naja

DANS VOS INTERVENTIONS, VOUS PARLEZ DE QUARANTE ANS DE MALENTENDUS ENTRE LE NUMÉRIQUE ET L’ÉCOLE. QU’ENTENDEZ-VOUS PAR LÀ ?

Le numérique représente un ensemble extrêmement hétérogène d’outils. Ce qu’on peut dire d’un de ces outils ne concerne pas les autres et il y a là une première source de malentendus. Quand on aborde le sujet il faut savoir de quoi on parle. Ensuite le secteur du numérique est bouleversé environ tous les trois ans par une innovation technologique importante. Aujourd’hui c’est ChatGPT, hier c’était le multimédia, avant-hier les liens hypertextes, etc. Ces évolutions majeures sont elles aussi sources de malentendus car chaque fois elles génèrent deux discours antagonistes.

D’un côté il y a le clan des enthousiastes dans lequel on trouve généralement les entreprises qui produisent et commercialisent ces innovations, ainsi que des enseignants qui savent s’en emparer pour produire de l’innovation pédagogique. Pour eux tout cela est annonciateur de changements positifs sur le rôle des enseignants ou la façon d’apprendre des élèves. De l’autre côté, on entend un discours inverse de la part de personnes qui se sentent menacées dans leur rôle professionnel. Elles portent un regard pessimiste voire catastrophiste exprimant la peur de la détérioration des conditions d'apprentissage, de la relation entre enseignants et élèves. Ce double discours est lui aussi source de malentendus.

FINALEMENT, FAUT-IL S’ENTHOUSIASMER OU REDOUTER LE NUMÉRIQUE À L’ÉCOLE ?

Depuis 30 ans, je suis constamment sollicité pour dire si les innovations technologiques apportent quelque chose de bénéfique pour les enseignants, les apprentissages, l'acquisition de l’autonomie… ou si elles représentent un danger. Mon rôle et celui de mes collègues est de produire des connaissances fiables et objectives pour vérifier si les discours optimistes ne sont pas un peu trop optimistes et si les discours craintifs ne sont pas un peu trop craintifs. On constate que les apports du numérique dans l’enseignement peuvent être très différents d’une discipline à l’autre. Chacune à ses propres outils et entretient des relations différentes avec eux.

Par exemple, en géographie les apports sont importants. Les élèves peuvent désormais visualiser des phénomènes dynamiques qu’ils ne pouvaient pas voir avec des cartes classiques. À l’inverse, dans l'apprentissage de la lecture - je ne parle pas de la compréhension, c’est-à-dire apprendre et automatiser la reconnaissance de mots écrits, apprendre la correspondance entre les graphèmes et les phonèmes - je ne connais pas de résultat conduisant à affirmer que l'intelligence artificielle permet d’apprendre plus vite ou mieux.

“Avec l’intelligence artificielle générative, les résultats sont bluffants mais il faut avoir conscience que les notions de « vrai » ou de « faux » n’existent pas pour elle”

QUELLES ONT ÉTÉ LES PRINCIPALES ÉTAPES DU DÉVELOPPEMENT DE L’IA ?

L’intelligence artificielle n’est pas une histoire récente. On considère que son acte de naissance date de 1956 avec la Conférence de Dartmouth aux États-Unis au cours de laquelle des chercheurs ont présenté un programme capable de faire des démonstrations mathématiques. Cette IA fondée sur la programmation était dite symbolique, elle a notamment produit les systèmes experts, capables de reproduire les mécanismes cognitifs d'un expert dans un domaine particulier, mais à partir de données fournies et de règles établies par les programmeurs. C’était prodigieusement intéressant. La psychologie cognitive et l'intelligence artificielle se nourrissaient mutuellement.

Appliqués à l'enseignement, ces systèmes ont nourri la recherche sur les tuteurs intelligents. Des essais ont été menés pour enseigner la géométrie par exemple. En plus des connaissances et des règles de base dans ce domaine, des informations sur les erreurs probables des élèves ont été ajoutées. L’ambition était que ces tuteurs intelligents soient capables d'enseigner aux élèves puisqu’il y avait une prise en compte de leurs erreurs et de leurs réussites. Cela fonctionnait en laboratoire, mais n’a jamais réellement fonctionné en situation de classe. Ensuite, ce qu’on a appelé l’IA statistique ou apprentissage automatique, avec de beaux succès vers la fin des années 1990, analysait des ensembles de données, souvent saisies par des humains, pour déceler des tendances et des modèles en s’appuyant sur des techniques mathématiques. Mais ces succès ne concernent pas l’enseignement.

COMMENT EN EST-ON ARRIVÉ À L'IA GÉNÉRATIVE POPULARISÉE PAR CHATGPT ?

Cette troisième génération d’IA constitue une étape de plus. Elle était basée sur les réseaux de neurones artificiels, qui existent depuis 1943. Un réseau de neurones artificiel est un système disposant d’informations données en entrée avec lesquelles la machine apprend par elle-même… à partir d’une correction en sortie. Imaginez par exemple, qu’on entre la photographie d'un chien que le système codera à partir de caractéristiques physiques : les oreilles, la queue, les yeux… Ensuite, si on lui présente un chat et s’il l’identifie comme étant un chien, on lui signale l’erreur en lui apportant d’autres images de chiens jusqu’à ce qu’il fournisse la bonne réponse. C’est ce qu'on appelle l'apprentissage supervisé. La machine apprend sans que l'humain ne programme quoi que ce soit.

Le coût de génie des IA génératives d'aujourd'hui, popularisées avec l’arrivée de ChatGPT3 en 2023, réside dans la quantité phénoménale d’informations entrées. Au lieu d’une photographie, ce sont des milliards de photographies. Au lieu de quelques textes, ce sont des milliards de textes. Le principe est le même mais quand les données entrées sont aussi phénoménales grâce aux bases de données accessibles dans le monde, le résultat est absolument surprenant.

“Tout l’enjeu éducatif est là. Comment former des élèves à douter”

L’IA EST-ELLE APPROPRIÉE POUR L’ÉCOLE ?

La grande promesse de l'IA a toujours été de produire des systèmes qui s'adaptent à chaque élève. On a pensé que grâce à l'IA, on pourrait repérer des profils d'élèves, notamment ceux en difficulté bien sûr, et adapter les réponses. Cette promesse a pris toute son importance au moment du Covid quand seul l'enseignement à distance était possible. J’ai étudié ces systèmes et je les ai trouvés très décevants. À part dire que les élèves qui se connectent le plus souvent réussissent mieux que les autres ou, que ceux qui travaillent beaucoup s’en sortent mieux que ceux qui travaillent peu, les analyses n’ont rien montré de très intéressant.

Avec l’intelligence artificielle générative, les résultats sont bluffants mais il faut avoir conscience que les notions de « vrai » ou de « faux » n’existent pas pour l’IA qui se contente de formuler les réponses qui paraissent les plus probables d’un point de vue statistique. Tout l’enjeu éducatif est là. Comment former des élèves à douter, à se lancer dans une démarche de vérification ? Car seuls les experts d’un domaine peuvent juger de la véracité de la réponse fournie par l’IA générative.

ALORS JUSTEMENT, FAUT-IL ÉDUQUER À L’IA COMME ON ÉDUQUE AUX MÉDIAS, AUX RÉSEAUX ?

Les enfants sont en train de grandir dans un monde où ils peuvent lire tous les jours des informations non vérifiées, potentiellement fausses ou malhonnêtes. Nous devons donc nous demander comment ces innovations redéfinissent les missions de l'école ? Aujourd'hui on doit former des lecteurs beaucoup plus compétents qu'il y a 40 ans. Il faut les éduquer dans un monde de plus en plus complexe, mouvant et dans lequel quiconque peut dire et écrire n'importe quoi. Il faut donc éduquer les élèves à l'intelligence artificielle, particulièrement à l’IA générative, à son concept, dire ce qu’elle est, ce qu’elle fait et comment elle le fait.

Il faut expliquer ses mécanismes, savoir comment elle fonctionne, mais aussi à ce qu’elle est capable de produire ou pas. Ensuite, c’est la partie la plus importante, il faut éduquer à l'éthique de l'intelligence artificielle. Les enfants peuvent être exposés quotidiennement à des discours dangereux, à des fausses informations pouvant influencer leurs comportements, leurs opinions, leur vision du monde. Ces usages non éthiques sont très préoccupants. Enfin, une formation à l'utilisation pédagogique de l’IA est essentielle, c'est-à-dire en quoi l’IA peut aider l’enfant à devenir un meilleur élève.

DES BIAIS LIÉS AUX ALGORITMES ONT ÉTÉ IDENTIFIÉS. COMMENT LES PRENDRE EN COMPTE ?

Comme l’IA générative fonctionne comme un réseau de neurones, fatalement elle ne produit que des réponses statistiquement probables. L’IA peut donc produire un texte parfaitement faux. Son souci n’est pas de produire du vrai ou du faux mais de produire le texte le plus probable étant donné la question posée. Si dans les données il y a des biais racistes ou sexistes par exemple, l'IA en produira. Les biais de l’IA sont ceux déjà présents dans la société.

QUEL EXEMPLE POURRIEZ-VOUS DONNER D’UTILISATION PÉDAGOGIQUE DE L’IA ?

En ce moment, nous travaillons sur l'apprentissage de la production écrite avec l'intelligence artificielle, plutôt en fin de cycle 3. La question qui nous intéresse est de savoir si les élèves pourraient bénéficier de l'IA générative non pas pour produire le texte à leur place mais pour l’améliorer une fois qu'ils l’ont produit. Pour cela, ils peuvent le soumettre à une intelligence artificielle générative en lui donnant des consignes claires en fonction des résultats attendus, par exemple lui demander d’améliorer l’orthographe ou la grammaire. Après quoi l’élève reçoit un retour sur son texte, peut le retravailler puis donner ce texte retravaillé à son enseignant pour une évaluation formative par exemple.

C'est bien son propre texte que l’élève peut retravailler. C’est ensuite lui ou son enseignant, selon le projet pédagogique, qui décide sur quoi le texte doit être retravaillé. Nous commençons à avoir des résultats montrant que les élèves améliorent leurs compétences de rédacteur et de rédactrice de cette manière-là. Alors que les élèves qui utilisent l'IA générative pour écrire le texte à leur place sont pénalisés, ils deviennent de moins bons rédacteurs, s'investissent moins dans les tâches de rédaction.

“L’IA même générative ne transforme pas le métier enseignant, c’est une ressource nouvelle”

LE MINISTÈRE PRÔNE L'UTILISATION DE L’IA À L’ÉCOLE MAIS JOUE-T-ELLE UN RÔLE POUR LA RÉUSSITE DES ÉLÈVES ?

Concernant l’IA générative, car c’est bien de cela dont nous parlons, nous n’avons pas suffisamment de recul. Cependant il y a énormément de travaux qui tentent de répondre à cette question avec des propositions intéressantes. Par exemple, l’équipe Flowers à l’Inria de Bordeaux travaille sur le développement de la curiosité chez les élèves. Pour résumer, à partir d’un algorithme, l’IA peut calibrer des problèmes ni trop faciles ni trop difficiles afin que l’élève soit en position de questionnement, d'incertitude. L’algorithme analyse et s’adapte au fur et à mesure en fonction de ce que l’élève a fait avant. Imaginons que la difficulté réside dans la compréhension du texte, l’IA proposera à l’élève d’entrer dans une situation de recherche de définition. Si l’élève met trop de temps, l’IA pourra l’aider.

L’idée est que l’élève trouve la réponse, résolve le problème par lui-même, générant une émotion positive motivante. Un autre exemple intéressant est d’apprendre aux élèves à se poser des questions. L’équipe de chercheurs appelle cela des « questions divergentes », c’est-à-dire des questions véritablement de fond, portant davantage sur le « pourquoi » que sur le « quoi ». D’ici deux ou trois ans, nous devrions commencer à voir des résultats tangibles et répliqués.

EXISTE-T-IL DES OUTILS NUMÉRIQUES DÉDIÉS À L'ENSEIGNEMENT ET OPÉRATIONNELS ?

La révolution numérique dans le domaine de l'enseignement n’est en rien comparable avec la révolution numérique dans le secteur de la banque ou de la téléphonie pour lesquels les changements ont été significatifs. Dans l’enseignement, c'est une évolution lente et surtout extrêmement divergente. Des outils existent mais la quasi-totalité d’entre eux ne sont pas des outils dédiés. Les enseignants se réapproprient des outils spécifiques en fonction de leurs besoins, de la discipline qu’ils enseignent et de l’âge des élèves.

Personnellement, je suis fasciné par ce qui se passe en éducation physique et sportive. L'utilisation des tablettes y est détournée pour être utilisée comme des caméras pour filmer par exemple un élève pendant sa course d'élan lors d’un saut en hauteur. Cette vidéo permet d’observer le mouvement en train de se réaliser, de voir à quel moment le pied s’est posé à tel endroit. C’est ce qu’on appelle l’autoscopie. Ce procédé est utilisé quasiment exclusivement dans cette discipline. Pourtant, il n’avait pas été conçu au départ pour ce domaine. C'est ça la complexité de la révolution.

ET POUR CE QUI CONCERNE LES APPLICATIONS ÉDUCATIVES ?

Concernant les applications spécifiques développées pour des enseignants ou des élèves, rien de spectaculaire n’est observé. Pour qu’une application éducative trouve sa place, il faut au moins trois critères. Premièrement, elle doit permettre d'apprendre mieux. Deuxièmement, elle doit être facile à utiliser, ne pas tomber en panne, pouvoir être réutilisée. Troisièmement, elle doit être compatible avec les valeurs des enseignants autant qu’avec les contraintes spatiales, temporelles, matérielles et sociales d’une classe. Citez-moi une application qui répond à tous ces critères ? Nous sommes sollicités pour évaluer ces applications. Mais la quantité de compétences nécessaire pour réussir juste le premier critère est phénoménale.

Par exemple, pour concevoir une application améliorant la compréhension en lecture, il faudrait des spécialistes de la compréhension en lecture, des enseignants pour construire une progression ou encore des tâches, des informaticiens pour programmer, des ergonomes et spécialistes d'interaction d'une ma-chine… ce qui nécessiterait des mil-lions d’euros d’investissements. J'insiste sur le fait qu’il faut des spécialistes de l'apprentissage que sont les enseignants. C’est probablement une des raisons pour lesquelles les applications dites éducatives n'ont pas envahi les salles de classe.

L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE CONDUIT-ELLE À TRANSFORMER LA POSTURE DU PE ?

Pour moi, le métier d'enseignant réside dans la capacité à élaborer des objectifs d'apprentissage, des progressions en fonction des savoirs acquis par les élèves et des savoirs qui restent à acquérir, des tâches pour chacune de ces progressions. Le métier consiste aussi à savoir à quel moment on a besoin d’une tâche de compréhension ou bien de mémorisation. Mais surtout, il est de donner du sens aux apprentissages, c’est-à-dire faire en sorte de répondre aux questionnements des élèves. Les machines ne peuvent strictement pas faire cela. C’est un mythe. Il y a une illusion à chaque innovation culturelle. Je pense qu’on a très souvent confondu l’accès aux ressources avec le métier d'enseignant. Depuis la bibliothèque d'Alexandrie, en passant par l'invention de l'imprimerie, du cinéma, de la télévision, etc., le métier d'enseignant n’a pas ou peu changé grâce ou à cause de ces outils. Parce que ce sont des supports, des ressources. Par exemple, la télévision n’enseigne pas, mais elle propose des ressources intelligentes, il suffit d’aller voir les bonnes chaînes et de sélectionner les bons programmes. Donc l’IA même générative ne transforme pas le métier enseignant, c’est une ressource nouvelle.

JUSTEMENT, QUELS USAGES PROFESSIONNELS PEUT-ON EN FAIRE ?

Si à un moment l’enseignant a besoin d'un compagnon pour l’aider sur telle étape parce que pour cette étape, il a les idées bien claires, il peut lui déléguer une tâche secondaire. Utiliser l’intelligence artificielle comme un outil selon ses besoins, ça fonctionne. L'idée d'un compagnon est simplement de dire « l'enseignant c'est moi. Moi qui prépare et fais mes cours, qui m'intéresse aux élèves. L'intelligence artificielle peut m'aider dans des tâches généralement secondaires que je lui confie quand je le décide. Ensemble, nous sommes capables d’agir plus vite ou mieux que si je le faisais seul ».

Par exemple, nous avons travaillé sur la manière de poser des problèmes de mathématiques à des élèves de CM1 sous formes d’histoires. Nous avons narrativisé les problèmes avec une série de dix problèmes correspondant aux dix étapes d'une aventure avec à chaque étape, une addition, une multiplication, etc. Nous avons décidé de tout mais au moment d'écrire le texte nous avons sollicité l’aide de l’IA pour la mise en mots des énoncés avec un prompt bien précis. Cela a été un gain de temps fabuleux parce que nous avions des idées précises de ce que nous souhaitions faire.

DOIT-ON CRAINDRE QUE L’IA PÈSE SUR LES CAPACITÉS D'APPRENTISSAGE DES ÉLÈVES, QU’ELLE LES ÉCARTE DE L'EFFORT OU DE L’ENVIE D'APPRENDRE ?

Par définition, apprendre à l'école nécessite des efforts, de l’attention, de l’investissement. Du point de vue du fonctionnement du cerveau humain, les apprentissages du quotidien n’ont rien à voir avec les apprentissages scolaires. Mettre un enfant dans une bibliothèque ne lui permet pas d’apprendre à lire. Les enfants peuvent parfois avoir l’illusion que les réponses à leurs questions, à leurs désirs se trouvent facilement dans le monde qui les entoure. Mais ils doivent comprendre que pour grandir il faut aussi apprendre des savoirs exigeants n’ayant pas forcément de sens immédiat.

L’exemple de l’arrivée des calculatrices à l’école dans les années 1980 est emblématique. Les bons élèves en mathématiques sont devenus encore meilleurs parce qu'ils ont utilisé la calculatrice comme un compagnon. Ils savaient que la calculatrice leur servait à calculer mais que la résolution du problème dépendait d’eux. Avec l’IA, l’illusion est identique, c’est-à-dire croire que la machine est capable de résoudre un problème à votre place. Or, la machine est juste capable de faire ce qu'on lui demande de faire.

Si l’éducation ne prend pas en compte cet enjeu éducatif majeur, les élèves les plus avancés pour lesquels l'école a du sens vont devenir encore meilleurs parce qu'ils exploiteront correctement l'intelligence artificielle. Les autres se berceront dans l'illusion que la machine est capable de faire la tâche à leur place et se dé-s'engagent davantage. La priorité est d’avoir les idées claires sur les enjeux éducatifs et mettre en place face à chaque enjeu une véritable éducation, un véritable enseignement.

“Si l’éducation ne prend pas en compte cet enjeu éducatif majeur, les élèves les plus avancés pour lesquels l'école a du sens vont devenir encore meilleurs parce qu'ils exploiteront correctement l'intelligence artificielle”

DE QUELS OUTILS DE FORMATION AUX USAGES DE L’IA DISPOSENT LES PE ?

Suite au projet européen auquel nous avons participé, AI4T : Artificial Intelligence for Teachers, les enseignants de plusieurs pays se sont exprimés. Une immense majorité des enseignantes et des enseignants sont conscients des enjeux de l'intelligence artificielle éducative pour les enfants comme pour leur métier. Ils expriment clairement des besoins de formation dans ce domaine. Un phénomène donc loin de ne concerner que la France. Par ailleurs, ces formations existent, notamment à propos des concepts de l'IA, des algorithmes, des problèmes éthiques posés, etc. Encore faut-il qu’elles soient mises en œuvre pour l’ensemble des enseignants dans l’éducation nationale.

FINALEMENT, EST-CE QUE L’IA CONDUIT À SE RÉINTERROGER SUR LES FONDEMENTS DE L’ÉCOLE ET SES FINALITÉS ?

En fait, je me demande si la communauté éducative est très claire sur les fonctions de l'école. J'ai l'impression que le sens de l'école est très mal reconnu dans les médias, dans les discours politiques, chez tous les citoyens, en France tout du moins. Pourtant le code de l'éducation répond à cette question tout comme la charte des programmes de 2014 qui nous indique le sens des savoirs scolaires. Ils ont quatre fonctions. La première est de comprendre la complexité du monde. La deuxième de distinguer ce qui relève de la vérité et ce qui relève de l'opinion, c’est-à-dire le développement de l'esprit critique. La troisième est qu’ils sont faits pour tous les élèves et pas simplement une partie. Et la quatrième fonction réside dans le fait que l’école a une mission d'instruction autant que d'éducation.

Si on reprend la première fonction, qui est d’interroger la complexité du monde, les simplifications liées à de mauvaises exploitations de l’intelligence artificielle peuvent conduire au contraire à s’enfermer dans des réseaux ou des cercles de personnes qui pensent comme soi-même. Tel groupe de personnes aurait raison et les autres auraient tort. Ce type de fonctionnement est absolument catastrophique pour la démocratie. L’école n’a jamais occupé une place aussi importante. Jamais les gens qui la quittent précocement n'ont été autant pénalisés. Jamais les diplômés n'ont été autant favorisés. Prenons le temps de développer cet esprit qu'on appelle critique mais qu'on peut appeler tout simplement l'esprit d’analyse.