PE, les nouveaux prolétaires
Mis à jour le 19.03.24
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Itv de Frédéric Grimaud PE et docteur en sciences de l'éducation
Frédéric Grimaud est professeur des écoles et docteur en sciences de l’éducation. Il est auteur de l’ouvrage « Enseignants, les nouveaux prolétaires. Le taylorisme à l’école » (Ed. esf).
Comment expliquez-vous le malaise enseignant ?
Les conditions de travail et le sens du métier se sont dégradés. Dans les années 90, sont arrivées de nouvelles formes d’organisation du travail dans le service public où ont été importées des normes du secteur privé comme la performance, la rentabilité. Ces normes, qui ne sont pas les normes historiques du service public, sont venues frotter avec la culture professionnelle enseignante. Dans le même temps, il y a eu une déqualification progressive du métier enseignant avec une mise en berne de leur expertise professionnelle. Les PE sont aussi pris en étau entre des injonctions paradoxales comme la demande de trier les élèves au travers de la constitution de groupes de niveau et l’inclusion de tous les élèves. À cela s’ajoutent des objectifs pas atteignables directement. Par exemple, « l’enfant en situation de handicap doit se socialiser », c’est une prescription extrêmement floue et non déclinée en objectifs opérationnalisables pour le PE. Il y a de moins en moins de temps pour se réunir et trop souvent le collectif est rendu inopérant, pris par le remplissage d’enquêtes ou de tableaux Excel imposés par l’administration. Les collectifs de travail ont été javellisés.
Vous parlez de prolétarisation du métier enseignant, pourquoi ?
Le salaire, les conditions de travail sont un premier élément de la prolétarisation du métier. Le ministère introduit une part variable du salaire liée à l’engagement du travailleur dans sa tâche - signature de pacte, réalisation des formations… - une manière d’exercer une pression. Avec le salaire qui a été longtemps gelé, les PE ont tendance à vouloir s’engager, et on ne peut pas leur reprocher, dans des dispositifs qui ne correspondent pas à leurs valeurs. Mais l’essentiel de la prolétarisation du métier enseignant se trouve dans l’éloignement du travailleur des lieux où sont conçus sa tâche et les outils pour la réaliser. Des réformes récentes participent à subordonner le PE à des injonctions aux bons gestes, aux bons manuels, aux bonnes techniques professionnelles, à le renvoyer à un rôle d’exécutant. Une autre technique est de créer chez les travailleurs de l’amnésie professionnelle, selon l’expression de la sociologue Danièle Linhart, c’est-à-dire de les empêcher d’accumuler une culture professionnelle suffisamment robuste pour les rendre dépendants des consignes qui viennent de l’institution. Pour y arriver, celle-ci change régulièrement les normes de travail, les outils. C’est le cas des programmes qui sont la feuille de route des PE.
Quels leviers peuvent actionner les PE ?
Sur le terrain, le PE garde une marge d’autonomie procédurale non négligeable sur laquelle il faut s’appuyer. Si le PE le fait seul, cela ne l’empêche pas de souffrir ou d’être en difficulté avec l’institution. C’est pourquoi, il faut valoriser tout ce qui peut constituer un collectif de travail. Je reprends l’idée d’Yves Clot - professeur émérite de psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers - où un collectif de travail se définit, entre autres, par sa capacité à faire vivre le conflit. Le « bon travail » n’est pas forcément le même selon les PE et des espaces sont nécessaires pour permettre d’assumer les désaccords. Se faisant, chacun progresse, fait grandir le métier, l’alimente par des controverses. Travailler collectivement est une manière de retrouver de la puissance sociale pour la profession, en fabriquant ses propres normes, en les assumant et en imposant ses choix.