Lubrizol, quelles leçons ?

Mis à jour le 11.11.20

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Reportage à Rouen un an après l'incendie de la zone de stockage de l'usine chimique Lubrizol

Le 26 septembre 2019, un gigantesque incendie ravageait la zone de stockage de l’usine Lubrizol classée Seveso à Petit Quevilly (Seine-Maritime) et sa voisine Logistic Normandie.

Lubrizol. 30 000 m2 de stockage, 9 500 tonnes de produits chimiques partis en fumée. Un panache de 22 kilomètres de long. Douze heures d’incendie et d’explosions. Et un an après toujours beaucoup d’interrogations. L’État a-t-il failli dans la gestion de cette crise ? Pourquoi cette usine qui n’était pas en règle au moment de l’incendie était-elle en activité ? Pourquoi une enquête de santé publique seulement un an après le drame ? Un rapport sénatorial, des enquêtes mais aussi des collectifs citoyens essaient de trouver des réponses.

Nuit de feu

Dysfonctionnement pour les uns ou choix assumé par Pierre-André Durand, préfet de Seine-Maritime, pour éviter un mouvement de panique de la population, ce ne sont que deux sirènes, en place des 31 prévues dans le PPI (Plan particulier d’intervention) préfectoral qui ont retenti en cette nuit enflammée rouennaise du 26 septembre. Manque d’information et panique des riverains, auxquelles ont fait suite les interrogations des enseignants. Alors que le nuage survole de nombreuses communes, l’arrêté préfectoral ne ferme que les établissements d’une douzaine de communes. La DSDEN se défend d’avoir mis les personnels en danger. « La population n’étant pas confinée par la préfecture, en dehors des écoles concernées par l’arrêté, nous nous devions d’accueillir tous les autres élèves », commente Olivier Wambecke, inspecteur d’académie. Il poursuit : « Il y a malheureusement eu un problème technique dans l’envoi des SMS aux directrices et directeurs qui ont été prévenus seulement à 9h15 ». « Ma commune n’était pas concernée par l’arrêté préfectoral et cependant nous étions sous le panache », raconte Laurence Salaun alors directrice de l’école maternelle de Préaux. « C’est la mairie qui a fermé l’école. Tout était noir de suie ». « Nous avons été submergés d’appels à la section », se souvient Pierre Viot du SNUipp-FSU76. « Certains voulaient exercer leur droit de retrait. Le discours du préfet qui minimisait le danger ne collait pas avec les nausées, les odeurs et la suie qui était partout. La culture du risque n’existait pas avant… Là ils se sont mis à remplir des fiches SST (Santé et sécurité au travail) ». Marie Fouquet, directrice de l’école élémentaire Franklin sur la rive droite de la Seine raconte : « quand nous sommes revenus le lundi, il n’y avait pas de suie car l’école est très proche de l’usine, mais les odeurs très fortes nous ont obligés à nous confiner ».

Ecole Lubrizol

Était-on prêt ?

« Les PPMS (Plan particulier de mise en sureté) face aux risques majeurs sont rédigés en fonction de l’environnement. En Seine-Maritime, nous avons Lubrizol et deux centrales nucléaires », explique le directeur académique. De son côté, le préfet reconnaît que l’incendie de Lubrizol a fait apparaître des marges de progrès à réaliser : « nous avons tiré des enseignements d’AZF. Depuis 2013/2014, les PPRT (Plan de prévention des risques technologiques) portent une contrainte sur les industriels et la DREAL (Direction régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement) inspecte les installations classées, mais pas le stockage ». Aussi il restait encore bien des progrès à faire puisque que comme le soulève le rapport sénatorial mené par Hervé Maurey, Lubrizol n’était pas en règle au moment de l’incendie. L’usine avait été épinglée plusieurs fois par la DREAL, mise en demeure, mise à l’amende pour fuite. Même son assureur avait émis une recommandation pour « insuffisance du système d’extinction de la zone de stockage ». Le PV au lendemain de l’incendie actait une « mise en examen pour déversement de substances nuisibles et exploitation non conforme d’une installation classée ayant porté atteinte à la santé et à l’environnement ».

Et depuis ?

Alors qu’après l’événement un arrêté préfectoral enjoignait aux agriculteurs des environs de cesser toute activité durant plusieurs semaines, aujourd’hui ce sont toujours eux qui vivent l’après le plus difficile. « Lubrizol a indemnisé très rapidement les pertes directes, ce qui était « mesurable », exigeant en contrepartie un engagement à renoncer à des poursuites. La seconde phase sur les conséquences à long terme, la perte de confiance de la clientèle particulièrement sur le maraîchage, les conséquences psychologiques… C’est plus compliqué », explique Olivier Laine de la Confédération paysanne. Christophe Holleville de l’Union des Victimes de Lubrizol dénonce quant à lui « la faiblesse des indemnisations des petits producteurs et des artisans. D’ailleurs Lubrizol ne communique aucun chiffre ». Un deuxième fonds a été mis en place pour indemniser les collectivités, les commerçants et les entreprises. 

Ecole Lubrizol

Côté Éducation nationale, « Nous avons renforcé la formation des directeurs et directrices, mis en ligne des supports pédagogiques sur l’incident », relate Olivier Wambecke. La procédure de SMS a elle aussi été renforcée, parfois de façon abusive. « Il y a eu plus de réunions du CHSCT. Nous avons discuté sur les moyens d’alerte et des PPMS ont été retravaillés. Nous avons demandé à l’employeur la liste des gens exposés », explique Isabelle Rioual, représentante de la FSU. Côté préfecture, on met en avant le retour d’expérience et les annonces des ministres Pompili et Darmanin en visite à Rouen en septembre dernier : le cellbroadcast, système d’information via les téléphones portables, un renforcement de la règlementation et un recrutement supplémentaire d’inspecteurs des installations classées. Bien insuffisant pour Paul Poulain, spécialiste des risques industriels qui relevait dans Médiapart le 24 septembre dernier, que le problème ne venait pas de la règlementation mais de son application. Il précisait qu’il y avait 30 000 inspections par an après AZF, mais plus que 18 000 avant Lubrizol et que l’augmentation de 50% prévue par le gouvernement portera le nombre d’inspections à… 27 000.

Et la santé ?

Si les prélèvements effectués à plusieurs reprises après l’incendie n’ont pas révélé dans l’eau ou dans la terre de substances nocives et si peu de personnes se sont présentées dans les services d’urgence, des pics d’hydrocarbures ont été repérés dans des analyses de lait maternel courant octobre 2019. Il est à déplorer que ce soit seulement un an après l’incendie que Santé Publique France vient de lancer une enquête en « santé ressentie » auprès de 5 000 personnes. Une enquête intéressante mais qui sans mesure de base sera insuffisante. Il faudra attendre des résultats inquiétants sur 2 000 analyses pour aller plus loin et déclencher une EQRS (Évaluation quantitative des risques sanitaires).
La santé publique pèse-t-elle lourd face au chantage de Lubrizol de quitter Rouen et qui pour calmer le jeu décide de délocaliser le stockage ? Santé contre emploi ? C’est un débat même au sein du collectif unitaire qui s’est formé suite à l’incendie, regroupant syndicats, associations de victimes et environnementales, partis politiques et dont fait partie Gérald Le Corre, inspecteur du travail à la CGT. « L’État ferme les yeux sur les incidents, les accidents et tous les risques différés. Nous attendions des droits nouveaux pour les riverains. La DREAL notifie beaucoup mais les amendes sont insuffisantes pour être dissuasives. Il y a beaucoup de produits cancérogènes dans tout ce qui brûle dans les usines chimiques, dont l’amiante. On ne connaît pas les effets à 10 ans et plus de ces “cocktails” », explique-t-il. Le collectif réclame notamment un registre des cancers qui n’existe pas en Seine-Maritime. Malgré les accidents d’AZF et de Lubrizol, entre autres, la situation du tissu industriel face aux problèmes d’emploi, de santé et d’écologie reste complexe et non élucidée. « Sur les sites, tous les voyants sont au rouge mais avec la Covid et la crise économique, les grands groupes ne risquent pas d’investir sur la santé et la sécurité », conclut Gérald Le Corre.

SEVESO/Italie/Juillet 1976

Suite à la catastrophe de l’usine chimique de Seveso, les Etats européens ont renforcé le contrôle des pouvoirs publics sur les activités industrielles présentant des risques technologiques majeurs. Selon le dernier recensement, il existe 1 312 sites relevant de la directive Seveso en France. La réglementation introduit deux seuils de classement selon la « dangerosité » des sites suivant la quantité de substances dangereuses utilisées: « seuil bas » (risque important – 607 établissements) et « seuil haut » (risque majeur – 705 établissements). Toutes les installations Seveso font l’objet d’une stricte surveillance de la part de l’exploitant et des autorités publiques. En plus, ils doivent établir un plan d’urgence interne et un plan d’urgence externe. Il s’agit de « Plans de prévention des risques technologiques » (PPRT). Ceux-ci permettent si nécessaire d’exproprier les habitants dans les zones les plus dangereuses en cas d’accident…et obligent les industriels à réduire les risques à la source dans les entreprises. La population doit également être mise au courant des activités de l’usine. Néanmoins, toutes ces mesures n’ont pas empêché l’explosion de l’usine AZF, site SEVESO, à Toulouse qui a fait 31 morts en 2001 et des milliers de blessés dans la ville. L’Etat ne prévoit aucune mesure de sécurité supplémentaire pour les installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) ne relevant pas de la directive Seveso. Ni d’ailleurs pour les transports des matières dangereuses (déchets nucléaires, produits chimiques…).

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