"Le talent est une fiction"
Mis à jour le 22.05.23
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Itv de Samah Karaki généticienne et neuroscientifique
“L’école est le lieu où l’on apprend à penser et à développer une conscience”
Samah Karaki est généticienne et docteure en neurosciences Elle vient de publier « Le talent est une fiction » (JC Lattès, janvier 2023). Elle a fondé le « Social Brain Institute » dont la mission est de créer un dialogue entre différentes disciplines.
Vous dites que le talent est une fiction, pourquoi ?
Je parle du récit du talent qui supposerait que quelque chose dans les gènes d’une personne, dans ses dispositions et sa psychologie individuelles, expliquerait ses compétences. Il existe des pressions qui peuvent faire fructifier ou pas un potentiel de départ et éventuellement conduire à la performance. La première est externe à la personne, ce sont les conditions socio-économiques du foyer, les inégalités, les discriminations, les stéréotypes. Ils agissent sur notre motivation à apprendre. Ensuite, il y a les accidents de la vie, influencés eux-mêmes par la situation socio-économique, qui agissent sur notre capacité à apprendre. La troisième pression est la contingence culturelle et historique qui va valoriser une forme ou une autre de compétences. Toutes ces pressions interagissent avec le potentiel d’origine de chacun. Le corps et le cerveau sont façonnés par tout ce que nous avons vécu.
Qu'est-ce que la "menace stéréotypique" ?
Les préjugés s’infiltrent en nous depuis notre naissance et créent des sentiments d’insécurité et d’anxiété qui pèsent sur nos compétences. La menace de stéréotype a été testée dans plusieurs contextes. Rien que de rappeler, avant un concours d’échecs, aux femmes que ce sont surtout les hommes qui sont forts en échecs, réduit leurs performances au niveau du jeu. À partir de 5/6 ans, nous commençons à observer, chez les filles notamment, un regard différent sur leurs capacités en mathématiques… alors qu’il n’y a pas de données scientifiques appuyant le fait que le cerveau féminin opère des compétences cognitives et intellectuelles différemment de celui des garçons. Notre cerveau est façonné par ce qu’il pratique mais aussi par ce qu’il se croit capable de pratiquer. Nous allons exploiter nos ressources mentales dans les domaines où nous nous sentons légitimes. C’est une explication que je trouve beaucoup plus intéressante que celle de la biologie évolutive selon laquelle naturellement les femmes sont plus faites pour un domaine que pour un autre. Il faut collectivement agir sur les récits qui viennent entourer certaines capacités. L’hypocrisie est de croire que créer des sociétés égalitaires, dans lesquelles les femmes n’ont aucun frein légal à accéder à certaines positions, suffit pour qu’elles se sentent légitimes d’appartenir à certains milieux. Ces stéréotypes infiltrés en nous dictent même nos préférences et nos désirs.
Est-ce que cela peut aider les PE ?
Il faut séparer l’évaluation du processus d’apprentissage de l’évaluation de l’élève. L’enseignant n’a pas la responsabilité d’agir sur les conditions de vie de ses élèves. Par contre, il contrôle l’environnement de l’apprentissage. Et donc dans cet environnement, il faut qu’il y ait un détachement du jugement. Si toute la société pèse avec ses stéréotypes, il faut que cet environnement soit le lieu où « je te regarde avec ta complexité et en croyant que tu es capable et intelligent ». Les tests de haut potentiel intellectuel et d’évaluation, qui ont infiltré le système éducatif, viennent donner une forme dénaturée de ce qu’est l’intelligence. Elle concerne aujourd’hui la rapidité et l’aisance de l’apprentissage mais elle pourrait aussi concerner la lenteur, le doute, la capacité à résister à l’automatisme… car le travail n’est pas de chercher la bonne réponse mais de travailler le chantier de la réponse. L’école n’est pas le lieu de l’évaluation, l’école est le lieu où l’on apprend à penser et à développer une conscience.
Qu'est-ce que cela dit de notre société ?
La société a une obsession de la hiérarchisation des êtres humains selon un seul critère qui est celui que l’école évalue. Elle convainc les enfants – et les parents – qu’il faut être le meilleur dans la compétition de cette société libérale. On oublie que l’enfance existe comme un monde à part, qui n’est pas seulement une préparation à l’âge adulte. Le cerveau, quand il est porté sur une idée de compétition, sort du processus d’apprentissage. Et c’est peut-être le moment historique dans l’école, hors de toute violence systémique, où l’on peut apprendre pour apprendre et ne pas apprendre pour réussir.