La magie de la parole

À Rodez, des élèves de l’école maternelle Paraire apprennent à comprendre leurs émotions et celles des autres.

« Circus circus circus… Bienvenue au cercle magique et de paroles », prononcent enfants et adultes assis en rond en mimant la mise d’un chapeau sur leur tête. Ce rituel indique symboliquement l’entrée dans la séance de programme de développement affectif et social (Prodas) pour deux groupes de grande section de l’école maternelle Paraire. C’est Sandie Delaforge, animatrice au planning familial de Rodez avec qui le projet est mené, qui va conduire ces petits aveyronnais et aveyronnaises à raconter leur vécu sur un sujet donné. Mais en préalable, on rappelle les règles. « On parle de nous »,explique Paula, complétée par ses camarades prompts à partager leur connaissance du cadre commun : « on ne se moque pas, on lève le doigt pour demander la parole, on ne la coupe pas, on ne parle pas trop longtemps pour que tout le monde puisse parler. » Margot ajoute : « Et puis il y a un mot qui s’appelle confidentiel ». Cet engagement éthique participe, avec l’ensemble des règles reprécisées, à la mise en place d’un cadre secure autorisant la liberté de parole de toutes et tous. « Et on n’est pas obligé de parler », indique par ailleurs Aydan. En effet, chaque enfant parle en fonction de ses besoins, de ses envies. Le cercle constitue une occasion de parler, pas une injonction. La présence en elle-même est une participation. « Parler de soi, de ce que l’on ressent, c’est impliquant pour les enfants, cela nécessite un consentement, explique Sandie. Il est rare que le mutisme perdure car écouter, être écouté, c’est un moment assez magique ». Elle tient particulièrement à cette visée agréable et propose majoritairement des sujets en ce sens : un moment de la journée que l’on a bien aimé/un jour où l’on s’est senti fier/fière courageux/courageuse…

Reconsidérer l'enfant

« Aujourd’hui, je vais raconter une fois où j’ai fait plaisir à quelqu’un et comment je me suis sentie », expose l’animatrice. Enfants comme adultes expriment tour à tour un souvenir. Certain.es bafouillent, d’autres tournicotent une mèche de cheveux, malaxent leurs doigts ou les glissent dans leurs bottes témoignant que prendre la parole n’est pas si aisé. Mais la satisfaction de s’exprimer est notable. Certes, pour beaucoup d’enfants du premier groupe la confusion s’est installée avec « une fois où on m’a fait plaisir ». La reformulation systématique et fidèle des propos permet une certaine régulation. Mais l’objectif n’est pas de répondre précisément à la consigne. « L’intérêt principal réside dans l’apprentissage du respect de la parole des autres. Donner une place à chacun et chacune par l’écoute », explique Hélène Lorenzo, une des enseignantes de la classe. D’autant que les élèves sont invités à redire l’histoire de leur camarade, en insistant sur les émotions éprouvées. « L’objectif principal n’est pas langagier mais social, même s’il y a une corrélation »,poursuit Noëlle Villeneuve, la directrice, convaincue par ce projet partenarial. « Apprendre à s’écouter, à dire ses émotions. Comprendre le consentement, ce qui implique de savoir ce que l’on aime ou pas, ce que l’on désire. Considérer l’autre aussi, dans son identité affective et corporelle. Il s’agit d’autoriser toutes les paroles, à égalité, celles des adultes et des enfants, y compris lorsqu’elles sont inaudibles ou hors sujet. Pour l’enseignante, c’est compliqué de se distancier de la tâche, de se détacher d’une évaluation constante du langage. » Anita Costecalde, l’Atsem de la classe précise : « C’est un lieu protégé avec un soulagement de ne pas être sous contrôle d’une « bonne » parole. » En effet, la participation des plus timorés n’est pas freinée par des reprises renvoyant à des normes scolaires. Un ressenti possible grâce à la posture la plus neutre possible de l’animatrice pour qui il est important de ne pas mettre en concurrence par des jugements, pas même positifs : « Un commentaire positif entraîne l’envie de faire à son tour plaisir à l’adulte, avec ce risque d’imitation. Même si ces mimétismes sont des appropriations de situations assez universelles en somme. C’est une condition pour créer une autodétermination. La réalisation de soi se travaille grâce aux valorisations quotidiennes par l’enseignante, pas dans le cercle magique. »

Le plaisir de faire plaisir 

Les histoires du second groupe narreront la joie, la fierté, la satisfaction ou le bonheur de faire plaisir, en particulier auprès des parents en montrant une autonomie ou une position d’aide. Des émotions inventoriées avant de clore le cercle par un « merci pour vos histoires » et un chapeau déposé.« C’est la première fois que j’amène une situation d’interaction sociale, c’est un stade plus compliqué que la conscience de soi », explique Sandie. Les capacités prosociales, comme la précision des émotions nécessitant des acquis lexicaux, se construisent à des rythmes différents selon les enfants. « Leur parole s’est affirmée au fil des séances », note Armelle Canal, l’autre enseignante de la classe. « Cet espace apaisé leur laisse le temps de parler. Nous, on est toujours speed. Là, c’est un moment de respiration. Nous aussi, nous aurions besoin de cercle de parole ! ».

Klara Kovarski est chercheuse au LaPsyDE
Lucie Rose est docteure en psychologie, spécialisée sur les CPS

Comment se construit un enfant en tant qu'être social ? 

Certaines fonctions contribuent tout particulièrement à la socialisation, comme les compétences langagières et émotionnelles. Le jeu, seul puis en coopération, est aussi une activité cruciale. Chaque enfant, simultanément mais avec sa propre trajectoire, se construit dans sa singularité au sein du groupe. Cela implique donc petit à petit une meilleure représentation des états mentaux et des intentions d’autrui, qu’on appelle la théorie de l’esprit, et la capacité à agir par rapport à cela. Trouver un équilibre entre ce dont j’ai envie et les besoins et envies des autres, tout comme les contraintes de l’environnement et du contexte…

Comment l'école peut-elle y participer ? 

L’école y participe de facto en offrant à l’enfant un contexte social différent de celui qu’il rencontre à domicile. L’expérience d’individus différents, de temporalités différentes impliquent un comportement bien distinct. Elle est un lieu qui introduit un cadre bien délimité, tout en laissant une certaine autonomie et liberté pour expérimenter les rapports aux autres, qu’il s’agisse par exemple d’entraide ou d’affirmation de soi. Par ailleurs, l’entrée des compétences psychosociales à l’école implique que des temps explicites et spécialement dédiés soient organisés.

Derrière le signe CPS

Depuis quelques années une attention est portée à l’acquisition des compétences psychosociales (CPS) dans une visée de bonne santé mentale, de réussite scolaire ou plus récemment de lutte contre le harcèlement en milieu scolaire. Développées en premier lieu par l’Organisation mondiale de la santé, les CPS sont reprises dans le socle commun de connaissance, de compétences et de culture ainsi que dans le parcours éducatif santé. Réparties en trois catégories (sociales, cognitives et émotionnelles), elles recouvrent, par exemple, la confiance en soi, la pensée créative ou critique, la résolution de problème, la prise de décision, la gestion des émotions, l’habilité dans les relations interpersonnelles, l’empathie… Il importe que les CPS visent à construire des individus singuliers pour œuvrer au bien commun. Mais leur mise en œuvre quotidienne se confronte à un système scolaire de plus en plus performatif et concurrentiel, engendrant un paradoxe difficile à tenir. Aussi importantes soient-elles, les CPS ne peuvent être considérées comme le seul facteur de santé et de bien-être pas plus qu’elles ne peuvent prendre le pas sur les savoirs disciplinaires, en particulier langagiers. L’école maternelle garde bien l’objectif « d’apprendre ensemble ».