La guerre à la trace
Mis à jour le 08.06.23
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Reportage à Saint-Lô "the capital of the ruins" (Beckett)
À Saint-Lô (Manche), « the capital of the ruins » selon le poète Samuel Beckett, les élèves suivent les traces de la Seconde Guerre mondiale.
Séance de classe peu banale ce matin dans le cimetière de la ville pour les élèves de CM1 et quelques CE2 de Samuel Beckett, à Saint-Lô dans la Manche. Ils sont à la recherche de traces de la Seconde Guerre mondiale. Les tombes se succèdent, suscitant quelques commentaires discrets d’élèves en lien avec leur vécu quand, tout à coup, se dressent devant eux de nombreux rectangles de pierre.
Observation en silence, puis une première remarque fuse : « Je pense que ce sont des tombes de soldats ! ». Valérie Brothelande, enseignante du dispositif Ulis qui assure l’enseignement de l’histoire pour les CM1, pousse les élèves à vérifier cette affirmation : « Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? ». Les élèves se transforment alors en détectives. « Il y a écrit soldat sur les pierres », rapporte un élève. « On voit les couleurs du drapeau français sur un petit rond », répond un autre. « Il y a les dates de la guerre, il y a aussi écrit tirailleurs »… Autant d’éléments qui valident l’hypothèse de départ.
Un peu plus loin se trouve le carré des civils. Là encore, les élèves observent avec attention, remarquent l’écriture en lettres dorées, des noms d’enfants, des noms de familles entières. Ils en concluent qu’il ne s’agit pas de soldats mais des habitantes et habitants très probablement morts sous les bombes des alliés. Un élève confirme cette hypothèse en lisant l’écriteau situé devant le carré de tombes. « Il y a eu beaucoup de morts », constate Louis avec tristesse.
La visite se poursuit, les élèves auront parcouru presque sept kilomètres durant cette matinée découvrant de nombreux lieux riches en souvenirs pour s’interroger et imaginer des récits : quartier général secret des Américains dans un mausolée, bunker caché sous la végétation, souterrain sous la ville, traces de balles et présence d’un obus dans les murs de l’église, porte de prison…
Modifier les représentations
« Il est important que les élèves s’interrogent, explique Valérie. La recherche de traces dans leur environnement proche permet de donner du sens aux apprentissages et de construire des images mentales ». L’enseignante de CE2-CM1, Frédérique Nabusset, ajoute que cela « motive aussi les élèves, avides de faire de nouvelles découvertes. Sans compter que visiter la ville est une première pour certains enfants qui ne sortent pas de leur quartier ». Mais surtout, pour Johana Decker, enseignante de CM1, problématiser fait évoluer leurs représentations : « Avant de travailler sur le sujet, nombre d’entre eux pensaient que c’étaient les Allemands qui avaient détruit Saint-Lô, pour quelques-uns que c’était la Russie avec Poutine ! Et puis, nous avons plusieurs élèves allophones à qui l’histoire française ne « parle » pas, ancrer les apprentissages dans le réel permet d’embarquer tout le monde ».
Une démarche fructueuse
Bien que l’étude spécifique de la Seconde Guerre mondiale ne relève pas des classes de CE2-CM1, les enseignantes ont fait le choix de travailler sur cette thématique et d’organiser une classe découverte à Courseulles-sur-Mer où se trouvent les plages du Débarquement des armées canadiennes, « Juno Beach ». « Partir de l’espace proche pour enseigner l’histoire permet de comprendre un espace plus lointain, argumente Valérie. Le contexte dans lequel vivent les élèves a une influence sur ce qui se passe à l’école et la liberté pédagogique nous permet de mettre en œuvre la progression de notre choix dès l’instant où cela fait sens pour les élèves et que c’est au service des apprentissages ». L’ENT, sur lequel se trouvent des photos, textes et vidéos en lien avec la sortie du jour, permettront d’aller plus loin en classe mais aussi de faire le lien avec les familles qui, pour la plupart, ont été percutées par la guerre.
"Super, on a une histoire"
« L’histoire est un enseignement complexe et chronophage, travailler de cette manière nous apporte beaucoup aussi, poursuit Frédérique. Nous réfléchissons ensemble sur comment faire et pourquoi, c’est un gain de temps et d’effi acité ». « Et quand on entend nos élèves s’exclamer « Super, on a histoire ! », on se dit que c’est gagné », conclut Johana.
Interview de Céline Piot Céline Piot, maîtresse de conférences en histoire et didactique de l’histoire à l’université de Bordeaux
Enseigner les traces du passé, quels sont les enjeux ?
L’enjeu est de distinguer le passé de l’histoire. Le passé, c’est tout ce qui s’est produit avant le présent et n’existe plus sinon qu’à travers les traces qui ont survécu. Le passé n’est pas ordonné en récit et n’a pas de but particulier. L’histoire vise à la compréhension du passé, c’est une mise en récit d’une fraction de celui-ci. Étymologiquement, le mot histoire veut dire enquête. Le travail de l’historien consiste donc à enquêter sur le passé. Souvent l’histoire est classée comme une matière littéraire alors que c’est une matière scientifique où il faut poser des hypothèses, analyser, avoir une démarche de problématisation. Selon les historiens, il peut y avoir des récits différents, il n’y a pas de vérité historique. L’enjeu est de faire comprendre aux élèves comment on en est arrivé à ce récit historique.
A quelles difficultés sont confronté les PE ?
Une des premières difficultés réside dans les préconisations institutionnelles pour enseigner l’ensemble des savoirs et compétences contenus dans les programmes. Souvent les enseignants partent de documents – texte, photo, objet… – et demandent aux élèves d’y prélever des informations mais en restent là. Or, il faut amener les élèves à avoir une démarche d’enquête, interroger le document lui-même, ne pas faire comme s’il était garant de la vérité. C’est d’autant plus compliqué que les enseignants ne sont pas forcément formés à cette démarche. Ils sont aussi influencés par leur vécu scolaire et les représentations familiales de l’enseignement de l’histoire qui serait une succession d’événements, dates et grands personnages.
Quelles démarches possibles ?
Faire expérimenter l’histoire aux élèves en les mettant en situation d’historien, c’est-à-dire en mettant à leur disposition plusieurs traces du passé pour problématiser à partir de leurs questionnements ou celui de l’enseignant. Aller observer, par exemple, un monument aux morts, voir que tous les monuments ne se ressemblent pas : certains sont imposants, d’autres de simples stèles, certains mettent en scène des soldats triomphants, d’autres des civils en pleurs… S’interroger sur les différences, le lieu où il est placé, émettre des hypothèses, croiser les traces pour reconstituer un récit. Enseigner l’histoire de cette manière participe à l’acquisition d’une démarche scientifique, permet de susciter de la curiosité et de développer l’esprit critique.
HISTOIRE VIVANTE
Benoît Falaize, auteur d’« Enseigner l’histoire à l’école », pose la question de la légitimité de cet enseignement et deses contenus en montrant son évolution dans le temps à travers quelques zooms issus de la période contemporaine. Une analyse des pratiques actuelles dans les classes et des pistes pédagogiques pour un enseignement vivant ; de l’histoire qui développe la curiosité et fasse sens auprès des élèves. « ENSEIGNER L’HISTOIRE À L’ÉCOLE », ÉDITIONS RETZ.
MON QUOTIDIEN
De la Préhistoire à nos jours en passant par le Moyen âge, la Révolution française ou encore les mythologies et les légendes, des fiches-exposés sur de nombreuses thématiques sont à retrouver en ligne. Textes, illustrations et mots clés sont disponibles pour questionner et comprendre l’histoire. MONQUOTIDIEN. PLAYBACPRESSE.FR
LIEUX DE MÉMOIRE
Travailler sur les grands sites de mémoire, tels que les tranchées de la première guerre mondiale, les plages du Débarquement, les camps d’internement ou encore les nombreux musées d’histoire, mémoriaux et nécropoles nationales, c’est ce que propose Eduscol. Liste des lieux, contacts, outils et pistes pédagogiques