L'obscurantisme en échec
Mis à jour le 26.01.24
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L'EAS dans les écoles belges
En Wallonie, face à une communauté éducative unie et des forces politiques unanimes, fanatiques et complotistes ont usé de désinformation et de violence pour tenter d’empêcher l’éducation à la sexualité. En vain.
« À 2h30 du matin, un appel de la police me réveille : votre école a été incendiée, il faut venir ».
Sandrine Wisemes n’oubliera pas de sitôt la nuit du 12 septembre 2023. Seule, dans le froid, la directrice de l’école Fond Jacques de Couillet à Charleroi (Belgique) constate les dégâts : « porte calcinée, carreaux cassés, sol détrempé et une forte odeur de brûlé ». Un tag laisse un indice quant aux motivations des auteurs : « No EVRAS » ! Trois nuits durant, ces actes vont se répéter, touchant six autres écoles de la ville et deux de plus à Liège.
Depuis quelques jours déjà, la sûreté nationale avait alerté le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Les réseaux sociaux étaient inondés de messages hostiles à l’obligation des cours d’Éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (EVRAS) adoptée par le parlement le 6 septembre.
Les fake-news attisaient la peur de parents mal informés : « apprentissage de la masturbation », « pédophiles dans les écoles »… Dix jours plus tard, une foule hétéroclite de 2 000 personnes se rassemblait à Bruxelles sous la harangue d’Alain Escada, président de Civitas, mouvement d’extrême droite récemment dissout en France. Une « manif comme en France qui conteste le rôle de l’État dans l’éducation »… du « jamais vu » pour Fanny Declercq, journaliste au « Soir » de Bruxelles, dans un pays où les lois sur le mariage homosexuel et l’euthanasie ont été votées il y a plus de vingt ans sans faire de vagues. Tracts et courriers-types pour soustraire les enfants à l’EVRAS sont distribués au portail des écoles. Christel Mascaux-Ville, enseignante en PS/MS à l’école Le Trieu des Agneaux de Courcelles (Charleroi), est interpellée « par une maman, scandalisée qu’une salle EVRAS soit mise à disposition des enfants pour y « découvrir leur corps ». J’ai démenti mais rappelé que cette découverte fait partie du programme ».
Soutien unanime
À Charleroi, les fantasmes ont donc fini par basculer en violence. Dans cette ex-grande cité industrielle, où terrils et friches aux vitres brisées étreignent la voie ferrée, le taux de chômage est fort mais l’extrême droite absente. Sans suspect, l’enquête judiciaire ne fournit aucune piste à une communauté éducative abasourdie. Dans le sillage du bourgmestre condamnant des « actes terroristes », institutions de tutelle et presse ne tardent pas à serrer les rangs derrière l’école.
Julie Patte, échevine à l’enseignement de Charleroi se félicite de l’adoption unanime d’une motion de soutien du Conseil municipal :
« Après la mise en lance, les écoles ont multiplié les rencontres individuelles, en visant le retour de la cohésion ». À l’échelle de la Fédération, la condamnation est tout aussi unanime de la part des partis politiques, des syndicats, des associations.
Un guide, objet de toutes les fureurs
Face à ce front uni qui avait fait défaut en France aux ABCD de l’égalité en 2013, le soufflet retombe. Il faut dire que loin d’être inédit, EVRAS fait partie des missions de l’école francophone depuis 2012. Mais les pratiques sont disparates et l’accès des élèves reste inégal.
La loi impose donc deux séances en CM1/CM2 et fin de collège. Désormais assurées par des personnels formés et officiellement labellisés, ces animations se fondent sur un guide présenté par ses contempteurs comme un contenu pédagogique pour les élèves, alors qu’il est à « destination exclusive des professionnels et issu du consensus scientifique pour proposer un contenu adapté par tranche d’âge aux questions des élèves », rectifie Coraline Piessens de la Fédération laïque de centres de planning familial et co-autrice du guide.
Tout l’intérêt des cours d’EVRAS consiste précisément à répondre aux questionnements des enfants, sans les devancer. « Et quand je sens que certains ne sont pas prêts, je ne traite pas le sujet, précise Jean-François Renard, psychologue et animateur EVRAS. À 12 ans, certains ont envie de parler des changements du corps quand d’autres sont encore dans l’enfance. Les plus jeunes sont surtout préoccupés par les violences familiales, les difficultés relationnelles, le consentement… ». Or, « ces questions sont si difficiles à aborder en famille », reconnaît Véronique De Thier, responsable de la Fédération de parents d’élèves du public (FAPEO). « C’est pourquoi elles relèvent de la mission fondamentale de l’école de former des citoyens libres et émancipés ».
Des équipes pédagogiques en première ligne
Écartés des séances pour mieux libérer la parole des enfants, les personnels enseignants ne voient rien à redire à ce dispositif partenarial. Dans la mesure où « il ne menace pas l’emploi enseignant et ne dégrade pas les conditions de travail », Joseph Thonon, secrétaire général du syndicat CGSP-Enseignement, « qui soutient EVRAS à fond », confirme qu’il est « apprécié par les équipes pédagogiques et [que] les liens entre guide et programme facilitent les interventions extérieures ».
Violences et pressions ont néanmoins laissé des traces. Des écoles diffèrent les animations ou ne relèvent pas l'absentéisme. Dans une société qui se fracture, émanciper et faire du commun à l’école reste un sport de combat, volontiers pratiqué par Sandrine Wisemes : « Il est hors de question de fermer les yeux sur les absences injustifiées aux cours d’EVRAS. Ce serait baisser les bras et donner raison à tous les esprits obscurs ».
EN FRANCE, L’ALERTE DE LA SOCIÉTÉ CIVILE
Début novembre, dix associations dont le Planning familial ont adressé au ministre de l’Éducation nationale un livre blanc « pour une véritable éducation à la sexualité (ES) », déclinant 46 recommandations. Parmi celles-ci figurent, entre autres, l’introduction des notions d’ES dans les programmes, la nécessité de débuter en maternelle par un travail sur le consentement et le respect de son corps et de celui d’autrui, le renforcement de la formation initiale et continue, la publication d’un manuel de l’ES aux contenus adaptés à l’âge ou le recrutement de personnels infirmiers de l’Éducation nationale… Malgré la loi de 2001 stipulant l’obligation de l’ES, seulement 15% des élèves du primaire reçoivent les trois séances annuelles obligatoires.
MARCHÉ SCOLAIRE
Le système éducatif wallon s’organise autour de quatre réseaux. L’enseignement public dit « officiel » peut être piloté soit directement par l’État, soit le plus souvent, délégué par subventionnement aux provinces et aux communes pour les écoles primaires. La moitié des élèves sont dans le privé. L’enseignement catholique y est ultra-majoritaire. Le libre non confessionnel est plus marginal. En l’absence de sectorisation, les parents ont toute latitude de choix d’école. Dans le premier degré, ils privilégient généralement la proximité. Mais, les familles qui développent des stratégies scolaires fondent leur choix en fonction du projet de l’école et/ou de l’offre éducative périscolaire. Selon Joseph Thonon, secrétaire général de la CGSP-Enseignement, « la mise en concurrence qui en résulte incite les écoles soucieuses de ne pas subir une dégradation de leur image à ne pas faire de vagues ».