Emotions sous contrôle
Mis à jour le 28.10.23
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Décryptage : Emotions à l’école, une évolution culturelle récente traversée de paradoxes.
La reconnaissance des émotions à l’école est une évolution culturelle récente traversée de paradoxes.
« Une permanence dont je n’entends jamais parler : la douleur partagée du cancre, des parents et des professeurs, l’interaction de ces chagrins d’école », témoigne ainsi l’auteur Daniel Pennac dans « Chagrin d’école » (Gallimard 2007). Et il est vrai que l’école a longtemps tenté de tenir les émotions à distance. De Platon à Descartes, la tradition philosophique fondée sur une conception dualiste estimant le corps distinct de l’âme, considère les émotions comme trompeuses du jugement. La raison doit s’en détacher et les contrôler. Renforcée par une morale chrétienne, qui les associe au « bien » ou au « mal », les émotions vont être longtemps opposées à une transmission des savoirs et de la vérité. Au XIXe siècle, Jules Ferry fait de l’école publique le lieu du travail de l’esprit et des connaissances objectives. Pour autant, comme l’explique le pédagogue Philippe Meirieu, cette école se construit paradoxalement « sur une instrumentalisation des émotions patriotiques […] et une méfiance des émotions communautaristes dans lesquelles on voit un facteur d’assujettissement dont l’exercice de la raison doit pouvoir libérer le sujet. »
De la méfiance à l'engouement
L’illusion d’une suspension des émotions s’estompe progressivement avec notamment la psychanalyse, qui souligne l’induction de symptômes physiques par des causes mentales. L’individu est envisagé dans une unicité et les émotions sont considérées comme indissociables du sujet, mais aussi de la perception et du traitement de l’information. L’idée que la cognition ne peut être séparée de la motivation qui la génère et des émotions qui l’accompagnent progresse. Les principes de l’éducation nouvelle plaçant l’enfant au centre des apprentissages participent à ce changement. La création des GAPP - Groupes d’aide psychopédagogique - puis des RASED en 1990, installe institutionnellement une attention à des empêchements d’apprendre parfois émotionnels. Serge Boimare, psychopédagogue, indique combien la demande de fonctionnement intellectuel peut provoquer une remise en cause excessive et être vécue comme un danger, déclenchant des sentiments parasites dont l’auto-dévalorisation. Progressivement, les programmes font une place aux émotions à commencer par ceux de maternelle évoquant le plaisir d’apprendre et la place de l’enfant (1995). Le socle commun les inscrit comme une compétence à « résoudre les conflits sans agressivité ». Les attentats de Charlie Hebdo en 2015 et l’encouragement à verbaliser en classe le traumatisme accompagnent une nouvelle étape. Aujourd’hui, du cycle 1 au cycle 3, à travers l’enseignement moral et civique, le langage, les arts ou l’éducation physique et sportive, les élèves doivent identifier, réguler leurs émotions et leurs sentiments mais surtout les exprimer, corporellement ou lors de l’observation d’un tableau par exemple. Le travail sur une socialisation des émotions, c’est-à-dire sur la capacité à les adapter aux normes culturelles attendues, renvoie également à l’apprentissage du collectif, au vivre ensemble. Cela résonne évidemment avec les problématiques de climat scolaire ou de harcèlement. La multiplication des albums jeunesse, des séances sur internet ou des livres conseils dénotent un engouement pour le sujet. En revanche, la question de leur prise en compte au fil des situations pédagogiques et didactiques se pose sans doute encore, en particulier dans un contexte performatif, évolutionniste et normatif stressant. D’autant que les séances dédiées ne peuvent constituer une fin en soi. Elles prennent leur sens lorsqu’elles éclairent les rapports aux apprentissages, aux savoirs. Lorsqu’elles permettent d’entendre les possibles peurs d’apprendre pour éviter les chagrins d’école.
Sébastien Goudeau est enseignant chercheur en psychologie sociale
Les situations scolaires influent-elles sur les ressentis ?
Lorsque les enfants travaillent, ils vont ressentir des sentiments métacognitifs, positifs ou négatifs. Mais ils arrivent aussi avec des attentes de réussite, des sentiments de facilité ou d’échec divers. En classe, les enfants sont exposés à des différences de réussite qui vont les situer les uns par rapport aux autres. Or, voir réussir quelqu’un mieux que soi a plutôt tendance à être inquiétant et amène à se sentir moins compétent. Dès qu’il y a un enjeu d’évaluation, de compétition, de sélection ou de conséquences sur le parcours, ces
phénomènes prennent plus d’ampleur. Stress, pensées négatives viennent interférer sur les apprentissages. Certains élèves peuvent se sentir menacés dans l’image d’eux-mêmes. Les situations d’échec peuvent entraîner un désengagement, une dégradation de l’estime
de soi.
Cela engendre quelles inégalités ?
Cela dépasse des inégalités d’individu et c’est lié à des groupes sociaux. Les filles ou les enfants issus des milieux populaires se sentent perçus comme moins intelligents. Ces croyances culturelles font peser « une menace du stéréotype ». Ainsi, dans une situation où cette représentation d’une moindre compétence pourrait s’appliquer, la personne se sent jugée conformément à ce stéréotype et ressent de l’anxiété et une insécurité qui sont néfastes pour la performance. Par exemple, pour un même test, si on indique qu’il
s’agit d’un jeu ou d’un test mesurant l’intelligence, les écarts de réussite entre les enfants issus de milieu populaire et ceux de milieu favorisé seront beaucoup plus importants dans le second cas. On a le même type d’observation entre filles et garçons selon une tâche présentée comme du dessin ou de la géométrie. Et plus le domaine va être jugé comme important, plus cela va être vécu comme une menace. Les élèves de milieu populaire, moins familiers de ces situations vont subir doublement ce stress.
Comment changer la donne ?
La réduction des inégalités scolaires passera par une réduction des inégalités sociales. Toutefois, les enseignants peuvent agir à leur niveau en préférant les situations de coopération et éviter la compétition dès la maternelle ou les évaluations normatives qui entraînent des comparaisons qui dévalorisent. La place de l’erreur peut être aussi un levier pour modifier ces conceptions, en l’appréhendant comme une étape normale du processus d’apprentissage.
Le cœur a ses raisons
Il suffit de se rappeler de l’influence de Joie, Tristesse, Colère, Peur et Dégoût sur l’état psychologique de la petite Riley dans le film « Vice et Versa » pour percevoir comment ces cinq émotions dites primaires jouent sur l’appréhension d’une situation. Caractérisées par des réactions expressives, physiologiques, comportementales, ces émotions se combinent et élargissent la palette : enthousiasme, indignation, inquiétude, admiration… Avec les affects et les sentiments (état plus durable), elles entraînent la mise en œuvre de processus cognitifs, d’élaboration de ressentis et de tendance à agir de façon spécifique. Les émotions, au sens large, sont également des constructions socio-culturelles acquises par le biais de la socialisation : elles s’expriment différemment selon les époques et les cultures. L’expression d’une même émotion peut être vue comme une qualité ou un défaut selon son pays, son genre ou sa classe sociale... Les émotions directement liées au contexte scolaire sont corrélées à la discipline, aux caractéristiques de l’activité, au contexte de réalisation de la tâche, aux outils utilisés, aux interactions entre pairs, avec le maître ou la maîtresse, à celles de l’enseignant·e. Elles restent pourtant encore peu interrogées et peu prises en compte…