"...Comme un petit régiment !"
Mis à jour le 27.05.24
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Interview de Sylvie Plane, enseignante-chercheuse
Sylvie Plane est enseignante-chercheuse, professeure émérite en sciences du langage à l’université Paris-Sorbonne, ex-présidente du conseil supérieur des programmes.
“La classe est supposée marcher au pas comme un petit régiment”
Quels principes et valeurs sous-tendent le "choc des savoirs " ?
Face aux résultats décevants aux évaluations internationales, à une insatisfaction générale des enseignants et au constat des inégalités scolaires, le « choc des savoirs » incarne une volonté de pilotage politico-médiatique. Produit précipitamment sans évaluation de ses conséquences concrètes, ses valeurs sont celles d’une société de la compétition. Il s’agit d’atteindre et de mesurer des performances de façon très précoce, de maintenir une tension sur les élèves et sur les enseignants pour arriver à « tenir l’école », organisme « institutionnel », composé d’acteurs au comportement prévisible. La complexité des relations humaines dans la classe et la diversité des élèves sont ignorées. Dans cette école abstraite, élèves, enseignants et activités sont soumis au contrôle. Le modèle prépondérant est celui de l’entreprise avec une visée de rentabilité économique, une école discriminante qui se (re)met en place contre la diversité et l’inclusion de tous.
Quelle conception des apprentissages ?
Dans les nouveaux programmes conçus pour opérationnaliser les guides édités depuis 2017, les objets de savoirs sont décomposés en une série d'apprentissages discontinus au détriment d’une démarche de projet. Charge aux élèves de rassembler ces éléments et de leur donner du sens. Ils sont conçus pour un « élève institutionnel », qui n’a pas perdu de temps à jouer à la maternelle. La progression par période implique d'apprendre par cumul les savoirs dispensés, au même rythme, sans rien oublier. La classe est supposée marcher au pas comme un petit régiment qui accomplit le programme. Dans la réalité, les individus ont pourtant des développements et progressions bien plus variés. Si cela est encore envisagé pour la maternelle, cela ne l’est plus dès l’élémentaire. Celui qui n’entrera pas dans le jeu est prié de suivre une remédiation. Le programme mise sur la précocité et la référence prise est celle des plus performants. Si ces mesures sont appliquées, car il n’est pas certain que les professeurs puissent réellement travailler avec cette abstraction, elles mettront un certain nombre d’élèves hors champ.
Quel horizon pour le métier enseignant ?
À l’œuvre depuis 2017, l’idée qu’un enseignant exécute des consignes est déclinée de façon encore plus impérative et explicite, à travers la décomposition périodique et horaire de la progression annuelle. Déguisée par la formule « l’élève apprend… », elle constitue une manière assez hypocrite d’organiser l’emploi du temps de l’enseignant, chargé de sa mise en œuvre, avec très peu de marge. De même, labelliser des manuels « officiels » tourne le dos à Jules Ferry pour qui, certes moins aisée que l’autorité, la liberté reste le moyen le plus efficace de former l’esprit et le jugement pédagogiques. Le contrôle se renforce également avec la « frénésie française » d’évaluations fixant des impératifs. Des apprentissages enrichissants ou leviers de réussite seront écartés. Et les enseignants seront in fine évalués par la comparaison des résultats des élèves. Une vision managériale de la profession d’enseignant et du métier d’élève s’impose. Les professeurs deviennent les managers d’une classe en quête de rendement pour atteindre des objectifs fixés par le manager supérieur.
Quelles conséquences ?
Le « choc des savoirs » construit une école artificielle, organisée pour un élève-modèle et un enseignant-exécutant. Elle est l’instrument d’une politique globale où les individus, leur développement, leur singularité ne sont pas pris en compte... dans une société peu mobile, où chacun est à sa place. Cette politique peut remporter un certain succès car les gens sont favorables à quantité de mesures, tant qu’elles ne touchent pas leurs enfants. Elle a pour but de dégager des élites, dans une logique comparable à celle d’une université dont la qualité est jugée au prisme du nombre de prix Nobel obtenus. Des élèves, majoritairement issus des milieux populaires, seront signalés comme ne pouvant pas participer de plein droit à la collectivité scolaire. Tout en affirmant organiser les enseignements aux besoins de chaque élève, ces mesures discriminantes aboutiront à renforcer les clivages de la société.