“Besoin d'une zone d’autonomie"
Mis à jour le 03.09.18
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Pour Olivier Maulini, professeur et formateur, il est essentiel de garder la main
Concepteur ou exécutant, pourquoi est-ce une question en tension permanente?
OLIVIER MAULINI : Il y a d’abord une tension politique et structurelle, qui vient du fait que l’enseignant est le représentant de l’État auprès des élèves. Il a une fonction culturelle et régalienne. La nation cultive nécessairement l’image d’un enseignant discipliné, au service d’une cause qui le dépasse, adossée à une expertise qui vient d’en haut, de la science ou de l’administration. Mais en face de ce pôle dépersonnalisé se situe celui de l’ingéniosité, voire de la liberté pédagogique de chaque professeur. La dialectique liberté/contrainte est en réalité assez complexe. Le ministre peut faire semblant d’être très directif, parce que c’est utile politiquement, mais en même temps personne ne songe sérieusement à tout normaliser, car les enseignants ont besoin de leur zone d’autonomie pour que le travail réel puisse s’effectuer. Un enseignant insuffisamment créatif et interactif avec ses élèves sera lui aussi disqualifié. Le ministre donne des directives à appliquer, mais il souhaite tout autant de la flexibilité, de la pédagogie différenciée, de l’école inclusive. On observe un écart entre le discours qui s’adresse à l’opinion publique et les pratiques concrètement attendues.
Dans les classes, la dialectique conception/exécution est très forte également. D’un côté l’idéal grandissant de la prise en compte de la singularité et de la subjectivité de l’élève, d’un autre la nécessité de se protéger derrière l’institution et ses procédures. Plus les parents sont soupçonneux, plus il devient tentant de se protéger derrière des directives. En général, les enseignants se plaignent du programme lorsqu’il les contraint, mais ils l’invoquent lorsqu’il les protège. En fait l’opposition concepteur-exécutant en cache une autre : rien de mieux que de pouvoir choisir les bonnes directives, celles qui nous apportent le double bénéfice de l’autorité de statut et de la latitude de faire finalement comme on veut...
Soit les professionnels prennent le pouvoir sur ce qui norme leur travail, soit d’autres le leur imposeront.
Qu'est-ce qui est constitutif de cette professionnalité enseignante?
O.M. : Les endroits où les enseignants arrivent le mieux à faire face à ces tensions lancinantes et aux impatiences qu’elles provoquent sont ceux où ils le font ensemble. C’est à cette condition qu’ils parviennent à normaliser et donc à contraindre et protéger leur travail commun. Le chacun pour soi crée plutôt des procès croisés entre le collègue jugé trop docile et celui qui serait au contraire trop entreprenant. Les conflits entre celui qui en fait trop et celui qui n’en fait pas assez sont fréquents. Ils s’opèrent toujours au nom du bien commun, mais ils affaiblissent le groupe en réalité. Le plus efficace serait de débattre ensemble des bonnes pratiques. Le principe de subsidiarité « je veux bien discuter, mais dès que je divergerai, je me replierai sur ma liberté » est un avatar du libéralisme. Construire une professionnalité enseignante suppose l’élaboration d’un corpus de « bonnes pratiques », mais que la profession se dicte à elle-même. Entre l’État instructeur et chaque instituteur, la médiation ne peut finalement venir que d’un collectif enseignant informé par la recherche.
Comment former des enseignants-concepteurs?
O.M. : Les formations cherchent aussi depuis longtemps cet équilibre, et celles qui veulent développer ce type de professionnalité vont ancrer l’objet de formation dans l’écart entre travail prescrit et travail réel, pour ne pas commencer par disqualifier les enseignants. Elles cherchent à interroger les pratiques ordinaires et à les confronter aux ambitions du curriculum prescrit et des savoirs à enseigner. En se formant « depuis l’intérieur des pratiques », on peut remonter aux savoirs savants sans qu’ils dictent a priori ce qu’il est bien de faire ou non. Soit les professionnels prennent le pouvoir sur ce qui norme leur travail, soit d’autres le leur imposeront. Le fait que des laboratoires de neurologie ou de statistique deviennent par endroits les lieux dominants de l’autorité pédagogique est doublement problématique : pour les professeurs traités comme des ignorants, et pour leurs élèves dont les difficultés deviennent fréquemment naturalisées. Moins nous disposerons d’expertise didactique et pédagogique pour identifier les variables culturelles et sociales à l’œuvre dans l’éducation, plus la technocratie prendra de l’ampleur. En somme, moins l’enseignement se régule lui-même, plus on le régule quand même, mais de l’extérieur.