Au-delà des frontières
Mis à jour le 24.05.24
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En Navarre, des élèves basques font école et culture communes.
En Navarre, des élèves basques font école et culture communes, faisant fi de la frontière.
C’est l’histoire de deux villages basques, nichés au milieu des champs, des basses montagnes, des forêts de hêtres et de chênes. Situés sur le chemin de Compostelle entre Pampelune et Saint-Jean-Pied-de-Port, ils sont séparés par la Nive, une rivière qui fait frontière entre la France et l’Espagne. D’un côté Luzaide (Valcarlos en espagnol), relevant de la Province de Navarre, de l’autre, Arnégi, dans les Pyrénées-Atlantiques. Mais les enfants de ces deux communes passent outre la frontière depuis 2016 et fréquentent le même regroupement pédagogique intercommunal (RPI) transfrontalier. La langue basque (euskara) s’est vite imposée comme ciment commun.
Il faut dire qu’à Luzaide, 67 % de la population âgée de 16 ans et plus pratique l’euskara en langue maternelle. De plus, dans cette partie haute de la Province navarraise (une des dix-sept communautés autonomes d’Espagne), au nord de Pampelune, la langue scolaire est très majoritairement l’euskara, langue co-officielle avec le castillan. « À Luzaide, nous pratiquions déjà trois langues, l’euskara en langue principale, le castillan, et le français en langue étrangère, contrairement à la majorité des écoles espagnoles où l’anglais domine », explique Ana Bel Elizondo Aintziburu, enseignante et directrice de l’école.
Sauver l'école du village
« L’enjeu est double, à la fois linguistique et territorial », précise Maïté Eyherart, actuellement enseignante de français au cycle 2 et à l’époque sur la classe unique d’Arnégi. En 2014, la DSDEN pratique une forme de « chasse aux classes uniques » et met une forte pression pour les remplacer par des RPI. La proposition de coupler les deux écoles n’a alors rien d’extravagant malgré la frontière. Le gouvernement de Navarre voit un intérêt à dynamiser l’école de Luzaide qui n’a que 11 élèves et la maire d’Arnégi, Katin Bègue, se saisit de « ce moyen de conserver l’école, facteur de vitalité dans le village » d’environ 250 habitant•es. La municipalité emploie d’ailleurs une Atsem alors que les élèves de maternelle sont scolarisés côté espagnol où ces personnels n’existent pas. Le projet pédagogique est confié aux deux enseignantes, qui ne s’étaient jamais rencontrées auparavant. S’ensuit alors des heures et des heures d’échanges, de questionnements à la fois organisationnels et pédagogiques, de tâtonnements. « Nous nous lancions dans un inconnu qui ouvrait tellement de possibles, se rappelle Maïté. Nous sommes parties des comparaisons des programmes, avec finalement beaucoup de similitudes. Quand il y a des nuances, nous tendons vers le plus ambitieux des deux ! » Ana Bel note également la difficulté, chaque année, d’accorder les calendriers en fonction des vacances des deux États et de leurs obligations horaires. Une organisation en dentelle minutieuse, des fabrications d’outils, des progressions et des régulations pédagogiques régulières. « C’est très chronophage mais cela nous a permis d’être au plus près des réalités et de partir de nos expertises », témoignent Maïté et Ana Bel.
Concevoir une dentelle trilingue
Après une année transitoire d’échanges à la demi-journée, le fonctionnement évolue et entre dans le cadre d’une convention annuelle renouvelée. Aujourd'hui, le matin, comme dans nombre de RPI, c’est le manège du mini bus qui dépose les élèves. Ceux de cycle 1 et 3 du côté de Luzaide et le cycle 2 du côté d’Arnégi. En cycle 1, l’école est immersive en euskara, en cycle 2, les temps sont partagés sur 27 séances : 15 en euskara, 8 en français et 4 en espagnol. Au cycle 3, l’euskara et le français sont quasiment à parité horaire. Les enseignantes travaillent particulièrement le tissage entre les langues. « Le basque et l’espagnol sont des langues transparentes où tout se prononce », explique Maïté. « L’entrée de la lecture en basque, où il y a moins de sons combinatoires, est facilitante. Après, nous faisons des comparaisons * sur la syntaxe, le vocabulaire, la conjugaison, c’est une richesse et un appui supplémentaire. » Des explicitations permises grâce à la taille de la structure avec des classes entre 7 et 13 élèves (pour 42 élèves au total), le seuil d’encadrement en Navarre étant de 16 lorsqu’il y a trois niveaux.
Renforcer les liens
Autre préalable, l’adhésion des familles recherchée à chaque étape pour les emplois du temps, calendriers ou programmes. « Évidemment, il y a pu avoir la peur légitime chez certains parents que les apprentissages prennent du retard du fait des trois langues. Mais le fait que l’école continue à vivre domine », analyse Katin Camino, mère d’élève. « Mon mari vient de Luzaide, du coup la langue de la maison est le basque. Nous ne sommes pas un cas isolé ». De l’avis de la maire comme de la communauté éducative, les liens qui existaient se renforcent, en particulier à travers les activités extrascolaires et les festivités.
La Haute et la Basse Navarre ont une ancestrale histoire commune, avec une structuration religieuse, culturelle, sociale et économique ignorant les frontières étatiques. Mais « la seconde guerre mondiale comme la guerre civile espagnole et les patrouilles de la Guardia civil avaient mis à mal les rencontres, il fallait user de subterfuges et de connaissances des forêts alentours », explique Louis Grangé, habitant d’Ispourre. Les politiques linguistiques des deux États avaient également participé à contrarier leur culture commune. Aujourd’hui, « la langue basque est présente à travers les personnes qui la parlent mais aussi dans les noms de lieux, la musique, la littérature, les médias, Internet… Le contexte est favorable au développement du bilinguisme », explicite Gilbert Dalgalian, psycholinguiste. Le RPI transfrontalier participe ainsi à une double revitalisation, rurale et linguistique.
EUSKARA BADAKIZU ? ..............Parles-tu basque?
Considérée comme l’une des plus vieilles langues d’Europe, présente avant l’arrivée des Celtes et des Romains, l’euskara est parlée dans les sept provinces basques, dont trois côté français (la Basse Navarre, le Labourd et la Soule). Comme les autres langues minoritaires (le breton, le corse ou l’occitan) perçues comme menaçant l’unité républicaine, l’euskara est réprimée dans les classes et les cours de récréation aux XIXe et XXe siècles, entraînant une baisse des locuteurs et locutrices. Une revitalisation débute progressivement dans les années 80 et un nouveau protocole avec l’Éducation nationale en 1994 inverse la tendance. Selon l’Offi ce public de la langue basque, en 2023, 42 % des enfants du primaire de l’agglomération basque étaient scolarisés dans une filière bilingue ou immersive, une proportion en constante augmentation depuis 2004.