A l'école du formatage

Les projets de programmes en français et mathématiques pour les cycles 1 et 2, récemment publiés par le Conseil supérieur des programmes, suscitent de l’inquiétude chez les PE, qui se voient dépossédés de leur liberté pédagogique. Ils privent aussi les élèves d’un enseignement émancipateur.

Des enseignantes et enseignants dépossédés de toute initiative pédagogique et des élèves sommés d’acquérir à marche forcée des savoirs modélisés, normés, cloisonnés… Récemment publiées par le Conseil supérieur des programmes (CSP), les nouvelles instructions concernant les apprentissages en français et en mathématiques pour les cycles 1 et 2 font souffler un vent d’inquiétude, voire d’indignation et de colère chez les PE. 

Pour ces derniers, il ne fait aucun doute que les nouvelles dispositions ministérielles s’inscrivent dans une politique éducative en rupture totale avec les valeurs d’un enseignement émancipateur fondé sur le refus des inégalités scolaires et sociales. En effet, en visant principalement l’objectif d’améliorer les « scores » des jeunes Français lors des évaluations nationales et internationales, les nouveaux programmes brident à la fois les choix didactiques et pédagogiques des équipes enseignantes – en faisant des PE de simples exécutants de programmes livrés « clés en main » – et la capacité de l’élève à réfléchir, à comprendre, à imaginer et à apprendre par et avec les autres, selon un rythme et des chemins qui lui sont propres.

Un risque accru de dévalorisation de certains élèves

« Les évaluations normatives entraînent des comparaisons qui dévalorisent, dénonce Sébastien Goudeau, chercheur en psychologie sociale. Se percevoir comme moins intelligent génère des pensées négatives, du stress pouvant mener au décrochage. Et ce sont les filles ou les enfants des milieux populaires qui se sentent perçus comme moins intelligents ». Un risque que pointe également Sylvie Plane, professeure émérite en sciences du langage. Pour cette enseignante chercheuse, les nouvelles orientations fixées par le CSP battent en brèche la liberté de chaque élève d’appréhender les savoirs à partir d’expériences, de confrontations au réel, de tâtonnements. Avec ces directives, « la classe est supposée marcher au pas comme un petit régiment qui accomplit le programme. Dans la réalité, les individus ont pourtant des développements et progressions bien plus variés », souligne-t-elle estimant que « la complexité des relations humaines dans la classe et la diversité des élèves sont ignorées ». « Dans cette école abstraite, élèves, enseignants et activités sont soumis au contrôle, ajoute Sylvie Plane. Le modèle prépondérant est celui de l’entreprise avec une visée de rentabilité économique, une école discriminante qui se (re)met en place contre la diversité et l’inclusion de tous ». 

À l’inverse de la vision portée dans les nouveaux programmes, les enseignantes de la classe de CE1 de l’école Marcel Cachin à Orly (Val-de-Marne) pratiquent un enseignement émancipateur et stimulant de la lecture qui s'appuie sur un ancrage culturel, un apprendre ensemble et une conception professionnelle réfléchie. Cécilia et Marina revendiquent cet enseignement non comme un simple entraînement technique mais comme « un moyen de savoirs et de partages ». « Les enseignants sont différents et complémentaires, plaide de son côté Véronique Boiron, maîtresse de conférences en sciences du langag e. Cette diversité permet aux élèves de grandir, de s’émanciper en apprenant à s’adapter ».
Face à la réforme du « choc des savoirs », dans le cadre du collectif Riposte, des mouvements pédagogiques, des associations complémentaires de l’école et de parents d’élèves, des syndicats, des chercheuses et chercheurs appellent « toutes celles et tous ceux qui ne peuvent se résigner à une école du tri social », à participer à leurs travaux pour un Grenelle alternatif.

GARDER LA MAIN

 Les sociologues du travail sont unanimes sur un point : un métier et les gestes professionnels ne sont pas définis par les seules prescriptions qui les encadrent. Dans la classe, la diversité des acquisitions et représentations des élèves, leur vécu d’enfant, les conditions d’apprentissage… façonnent tout autant, voire plus, la réalité de l’enseignement. Celui-ci se nourrit également de valeurs et de normes qui traversent un corps professionnel engagé pour l’exigeante émancipation de tous les élèves, au sein d’un collectif-apprenant à la dynamique propre. Concevoir et faire la classe impliquent une constante adaptation qui sait s’affranchir d’instructions quand elles ne font pas sens. Plus que jamais garder une main ferme sur le métier permettra de mieux résister ensemble au « choc du désespoir ».

UN CALENDRIER SERRÉ

L’application des nouveaux programmes pour les cycles 1 et 2 en français et mathématiques se fera dès la rentrée de septembre 2024. Les PE seront destinataires de ces nouveaux textes au mieux en fin d’année scolaire et une nouvelle fois, ils devront prendre sur leur temps personnel pour les découvrir. À la rentrée 2025, ce sont les nouveaux programmes de français et mathématiques de cycle 3 ainsi que le nouveau socle commun de connaissances, de compétences et de culture qui seront appliqués. À la rentrée 2026, tout le reste des programmes, du cycle 1 au cycle 4, sera mis en conformité avec ce nouveau socle commun. Un calendrier serré, à l’image de la construction de ces programmes, fait dans la précipitation, sans véritable concertation, ni co-construction avec la profession et la recherche.

WEBINAIRE « CHOC DES SAVOIRS » : LE REPLAY

Qu’est-ce que le « choc des savoirs » ? Comment se concrétise-t-il dans le 1er degré ? Quel rôle jouent les évaluations standardisées ? Comment se dessinent les programmes pour la rentrée prochaine ? La FSU-SNUipp a organisé un webinaire le 6 mai avec Sylvie Plane, professeure émérite en sciences du langage et Éric Roditi professeur d’universités en didactique des mathématiques.

Le sommaire du dossier :

• Nouveaux programmes
• Evaluations standardisées
• Et la maternelle ?, interview de Véronique Boiron, maitresse de conférence en sciences du langage
• L'art de lire, reportage à Orly (Val-de-Marne) où les sorties culturelles servent de support d'écritures et de lectures
• "...Comme un petit régiment !", interview de Sylvie Plane, enseignante-chercheuse

Le dossier en format imprimable